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René Alleau : ÉNIGMES ET SYMBOLES DU MONT SAINT-MICHEL
jeudi 10 juillet 2014
Extraits de l’introduction du livre de René Alleau : ÉNIGMES ET SYMBOLES DU MONT SAINT-MICHEL
UNE MONUMENTALE BORNE-FRONTIÈRE.
Le Mont-Saint-Michel apparaît ainsi comme une monumentale borne-frontière entre la terre et la mer mais aussi entre des espaces différents, entre des durées distinctes, entre l’évolution linéaire et irréversible du temps historique et le déploiement cyclique et circulaire du temps mythique. C’est en ce sens que sa forme triangulaire évoque le fléau d’une invisible balance, celle de la « psychostase » ou de la « pesée des âmes » et celle de l’Archange « psychopompe » [1], représenté au grand portail de nos cathédrales et qui, à la fin des temps, doit se manifester visiblement dans notre monde de même qu’il le fit dès l’origine, lors du combat primordial de la Lumière contre les puissances des Ténèbres.
En ce lieu saint, comme l’a ressenti profondément La Varende : « Tout est énigme, interrogations. Quel est ce monde situé là-haut, au-dessus des hommes et des hôtelleries, ce monde, au-dessus de la terre, qui s’épanouit dans ces fenêtres sans nombre, dans ces passages, ces salles dont les combles s’opposent et proéminent ? Une vie ruisselante s’en dégage, une vie tourmentée, aérienne et tempétueuse... Et l’impression d’irréel vous prend et vous effraie ; le château devient une formidable projection de rêve... ». Mais de quel rêve s’agit-il ? Ou bien de quelle réalité inconnue ?
Étaient-ils des rêveurs, ces bâtisseurs qui devaient étudier, selon la règle de saint Benoît, l’architecture, la peinture, la mosaïque, la sculpture et toutes les branches des arts, des sciences et des techniques de leur temps ? Ces abbés dont le premier devoir était de tracer le plan des monuments et de toutes les constructions des communautés qu’ils étaient appelés à diriger et qui, ce labeur terminé, participaient directement aux travaux des chantiers ?
Lors de la construction de l’abbaye du Bec, en 1033, le fondateur et premier abbé, Her-luin, tout grand seigneur normand qu’il était, y participa comme simple maçon, portant sur le dos la chaux, le sable et la pierre. Un autre Normand, Hugues, abbé de Selby dans le Yorkshire, s’y obligea également, lorsqu’en 1096, il fit rebâtir en pierre les édifices de son monastère, auparavant en bois. Revêtu d’une capote d’ouvrier, mêlé aux autres maçons, il partageait tous leurs labeurs. Les moines les plus illustres par leur naissance se signalaient par leur zèle dans ces humbles tâches. Hezelon, chanoine de Liège, du Chapitre le plus noble de l’Allemagne, renommé par son érudition et son éloquence, se fit moine à Cluny, lors de la construction de la grande abbaye, et il échangea ses titres, ses prébendes et sa réputation mondaine contre le nom de « Maçon » (Cementarius), emprunté, croit-on, à son occupation habituelle. Tandis que de simples moines étaient souvent les architectes en chef des constructions, par exemple, à l’abbaye de Moutierneuf, à Poitiers, les abbés se réduisaient souvent au rôle d’ouvriers.
Au ixe siècle, la communauté de Saint-Gall, ayant travaillé en vain tout un jour pour tirer de la carrière l’une des énormes colonnes d’un seul bloc qui devaient servir à l’église abbatiale et tous les frères n’en pouvant plus, ce fut l’abbé Ratger qui, persistant seul dans ces efforts surhumains, réussit, en invoquant saint Gall, à faire se détacher enfin le monolithe. Lorsque l’édifice fut achevé, avec ses admirables dépendances, l’enthousiasme contraignit les plus jaloux à s’écrier : « On voit bien au nid quel genre d’oiseaux y habitent ! »
Des rêveurs ? Ou bien des moines-chevaliers combattant contre la pesanteur du mal et de l’ignorance, à la limite d’une plus profonde réalité, afin que l’homme puisse voir plus loin et vivre plus haut ? Comment comprendre leurs messages si l’on ignore le chiffre subtil qui les transmet sous des voiles de pierre : l’antique « langue des oiseaux », jargon hermétique des initiés, enseigné par le blason en son plus haut période, principalement au XIIIe siècle, cette médiévale « renaissance des Lumières » qui venaient alors de l’Orient ?


[1] De psyche, « âme » et pompos, « qui conduit ». Cette fonction sacrée de « conducteur des âmes » et de « guide des morts » était aussi, dans les mystères antiques, celle d’Hermès-Mercure, de Caron, d’Apollon et d’Orphée.