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LE PRINCIPE DE L’EGO DANS LA PENSÉE INDIENNE CLASSIQUE

Hulin : La genèse de l’individualité

IGNORANCE MÉTAPHYSIQUE ET INDIVIDUATION SELON L’ADVAITA

samedi 23 juin 2018

Extrait des pages 124-132

A la question : « Pourquoi l’existence individuelle ? » toute personne tant soit peu informée des thèses de l’Advaita répondra : « à cause de la nescience ». Celle-ci à son tour se définira comme l’ignorance originaire actualisée sous la forme d’une surimposition — adhyāsa — réciproque des upādhi (pseudo-appartenances ou « conditions limitantes extrinsèques » non-pensantes) et de l’ātman spirituel. Et la surimposition elle-même sera tout entière résumée et symbolisée par le phénomène de l’ego : « je suis un tel, de telle origine familiale, de tel statut social, vivant en tel lieu et en tel temps, désirant ceci, craignant cela, jeune/vieux, grand/petit, savant/ignorant, heureux/malheureux, etc. ». Or, à lire sans idée préconçue l’introduction du BSBh., on a le sentiment très net que cette surimposition est le fait même des individus, leur opération propre. Ne la qualifie-t-on pas de « pratique mondaine naturelle » [1] ? [125] Et sa définition plus élaborée : « la manifestation en une autre chose, et sous forme de remémoration, de quelque chose de déjà vu » [2] va dans le même sens. La surimposition serait un cas particulier de fausse reconnaissance, de méprise. De la même manière qu’il lui arrive de prendre une corde pour un serpent, de la nacre pour de l’argent, un poteau pour un homme, etc., l’individu prendrait régulièrement son corps, ses sens, etc., pour lui-même. Nombreux sont les passages où Śaṅkara attribue explicitement au jīva l’action de surimposer, par exemple en BSBh. I 3 18 : « Le vivant individuel qui s’imagine circonscrit à de pseudo-appartenances, telles que la buddhi, etc., no peut pas être comparé à l’espace cosmique. Et lui qui s’imagine (posséder) les qualités de ces pseudo-appartenances ne mérite pas des qualificatifs comme « délivré du mal », etc. » [3]. Tout cela paraît d’ailleurs aller de soi. Quelle que soit la forme de l’erreur, qui donc, sinon l’individu, le sujet à la fois pensant et limité dans ses pouvoirs, pourrait en être responsable ? Et si l’enseignement védântique s’adresse à l’individu, pour le détromper, c’est bien qu’il considère son erreur, ou son ignorance, comme sienne.

D’un autre point de vue, cependant, la surimposition apparaît comme un comportement qui ne se laisse comparer à aucun autre. Elle ne se manifeste jamais séparément, sauf à être isolée artificiellement par l’analyse réflexive, mais toutes les démarches de l’individu la supposent. C’est bien là, en effet, l’enseignement principal de l’introduction au BSBh. : que l’individu se comporte en sujet connaissant, en agent ou en « patient » — bhoktr —, qu’il se meuve dans le domaine des prescriptions et interdictions rituelles ou dans le domaine « profane », sa conduite implique toujours toute une panoplie de pseudo-appartenances — depuis les déterminations sociales les plus extrinsèques (caste, etc.) jusqu’aux particularités inscrites dans l’organe interne — surimposées à l’ātman immuable et étranger à toute situation concrète. Mais, si l’on supprime par la pensée toutes ces conditions adventices, les individus, ne se distinguant plus les uns des autres ni de l’ātman, [126] s’abolissent en tant qu’individus. La surimposition est leur condition de possibilité ; elle doit donc, d’une certaine manière, leur préexister. Eux-mêmes effets de la surimposition, comment pourraient-ils en être la cause adéquate ? [4] La surimposition n’a pas pu davantage commencer à la « naissance » du jīva, au sens où l’entrée d’un nouveau-né dans la vie coïncide nécessairement avec une première inspiration. Il importe, au contraire, de la concevoir comme une puissance transpersonnelle présidant à l’émergence des existences individuelles. Nous pouvons maintenant donner sa pleine valeur à l’adjectif naisargika, traduit précédemment par « naturel » et qui signifie en fait « incréé », « originel ». L’aspect psychologique de spontanéité naturelle n’est ici que le reflet dans le vécu d’une détermination fondamentale : si les individus surimposent comme ils respirent, c’est qu’ils ne pourraient pas respirer s’ils ne surimposaient pas. Ce que vient encore confirmer l’épithète « sans commencement ni fin », dans les dernières lignes de cette introduction. Nous rejoignons ainsi le postulat pan-indien du karman : cet individu-ci, vivant cette existence-ci, n’est à aucun titre un commencement absolu. Et la surimposition n’est pas non plus assimilable à une méprise particulière à laquelle il aurait succombé un jour, au cours de l’une de ses vies antérieures, mais bien plutôt la tare originelle qui l’accompagne jusqu’au fond des temps, qui lui est consubstantielle.

Et c’est pourquoi la représentation « populaire » d’individus ontologiquement autonomes et procédant, chacun pour son propre compte, à la surimposition, ne vaut qu’à titre de schéma descriptif provisoire. Si au contraire, abandonnant le point de vue particulier de tel ou tel individu, on transporte au niveau de la totalité, de l’ātman-brahman, la question de l’origine de l’individuation en tant que phénomène universel, on sera amené à parler de māyā plutôt que de nescience, d’avidya. Formé sur une racine MĀ qui signifie d’abord « mesurer » puis « construire en délimitant par la mesure » (à la manière d’un architecte), le terme renvoie à un processus « plastique », à une manifestation de formes, bien plus qu’à une ignorance subjective. Sa traduction habituelle par « illusion cosmique » — violente alliance de mots ! — ne se justifie qu’en vertu de son association régulière au terme avidya. Et c’est précisément cette association qui fait problème pour nous [5]. [127] Śaṅkara, en tout cas, présente volontiers les existences individuelles comme les simples résultats d’un processus cosmique qui les transcende : « Il n’existe aucune entité appelée jīva qui soit différente de (l’ātman) supreme, au sens où la goutte d’eau se distingue de l’océan. L’Être lui-même — avons-nous expliqué bien des fois — est métaphoriquement appelé jīva en fonction de son contact avec les pseudo-appartenances. Dans ces conditions, aussi longtemps que persiste sa liaison à tel (système de) pseudo-appartenances, aussi longtemps persiste l’existence empirique de tel jīva. Et l’existence empirique de tel autre jīva dépendra pareillement de la persistance de sa liaison à tel autre (système) de pseudo-appartenances » [6]. Remarquons bien qu’ici l’individu n’existe pas d’abord à l’état pur pour être ensuite associé à un certain système d’upādhi, lesquelles mériteraient alors vraiment d’être appelées siennes, mais que les individus naissent, meurent et se transforment à la faveur d’un perpétuel brassage, d’une constante redistribution des upādhi auxquelles se trouve associé (ou s’associe librement ?) le seul et unique « Être », c’est-à-dire l’ātman suprême ou le brahman [7]. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que là même où il s’exprime en termes de nescience, Śaṅkara désigne en fait le contenu de signification propre à la māyā, ainsi en BSBh. II 1 27 : « Une chose n’est pas (réellement) divisée en parties par une diversité de formes construite par la nescience. Ainsi la lune n’est pas réellement dédoublée, bien qu’elle apparaisse telle à l’œil affecté de « cataracte ». Mais le brahman, à cause précisément de cette diversité de formes construite par la nescience, caractérisée par les noms et formes, à la fois développée et non-développée, et qui ne se laisse définir ni comme réalité ni autrement (= comme non-réalité), devient le siège de toutes les transactions mondaines et autres transformations » [8]. [128] Tous ces qualificatifs (« développé et non-développé », etc.) s’intégreront à la définition-standard de la māyā dans l’Advaita ultérieur [9].

Ce thème du jīva-effet trouve son expression « théologique » dans la fonction de Seigneur, et plus particulièrement de Créateur et Régent cosmique, que Śaṅkara attribue au brahman lorsqu’il est associé à la māyā. On a souvent fait état de son a-théisme foncier, de sa répugnance à valoriser, dans la perspective de la délivrance, toute espèce de « participation d’amour » — bhakti — entre un Dieu personnel et son fidèle [10]. Mais, d’une part, il ne peut se dispenser d’intégrer d’une manière ou d’une autre à son système l’idée, commune à tous les Hindous, des phases de manifestation et de résorption cosmique comprises comme effets du sommeil yoguique et du « réveil » de la divinité [11] ; d’autre part, l’essence même du non-dualisme serait atteinte si la māyā apparaissait comme une entité autonome avec laquelle le brahman entrerait en relation de l’extérieur. Elle tendra donc tout naturellement à être conçue comme une sorte d’instrument ou de puissance dont l’ātman-brahman pourra disposer, et non comme une « matière première » aristotélicienne avec les limitations de laquelle il aurait à composer. Mais qui dit « instrument » dit « agent », et c’est par cette voie que le brahman vient à être considéré comme Créateur et Régent de l’univers. On ne s’étonnera pas de voir le commentaire à la BG (au cours duquel l’ātman-brahman est quelquefois appelé purusotlama, « Personne suprême », par mimétisme terminologique) opérer fréquemment ce déplacement [12]. Mais, en deux endroits au moins du commentaire aux BS, il ne parle pas un autre langage. En BSBh. I 2 22 la māyā est décrite comme : « (entité) non-dévcloppée, revêtant la forme d’une puissance germinatrice des noms et formes, (aspect) subtil des éléments (grossiers), ayant son siège dans le Seigneur et constituant sa pseudo-appartenance » [13].

[129] En BSBh. I 1 3 la même entité réapparaît sous la forme d’une potentialité des existences individuelles durant les phases de résorption cosmique — pralaya — : « Cette puissance germinatrice a la nature de la nescience et se laisse désigner par le terme de « non-manifesté ». Elle réside dans le suprême Seigneur et revêt l’aspect d’une māyā. C’est un grand sommeil dans lequel reposent, privées de la conscience de leur forme propre, les âmes transmigrantes » [14]. Or, pour un jīva, ne plus savoir qui il est, équivaut à être annihilé en tant qu’individu [15]. Seul, le « souvenir » que le suprême Seigneur conserve de lui (de son karman) garantit sa re-création lors de la prochaine phase de manifestation cosmique. Certes, le souci qu’a Śaṅkara d’intégrer à son système le schéma des phases de manifestation l’entraîne à répartir sur la « nuit » et le « jour » cosmiques, respectivement, les aspects distinctifs de nescience et de māyā. Mais l’affinité mutuelle des deux aspects, en même temps qu’un certain privilège de la māyā, transparaît encore dans cette présentation. Le « trou noir » du sommeil cosmique dans lequel les jīva sont plongés, ou plutôt sous forme duquel leur existence est provisoirement suspendue, les laisse sans défense en face de la fantasmagorie du sensible qui les accueille à leur « réveil », les condamnant ainsi d’avance à se laisser prendre au jeu de cette magie, c’est-à-dire à pratiquer la surimposition. Si la nescience-torpeur préfigure la nescience-méprise, c’est que l’une et l’autre procèdent de l’opération magique d’envoûtement par laquelle le Seigneur, tour à tour ou simultanément, hypnotise et hallucine les jīva.

Mais ce langage ne va pas encore au fond des choses, car il n’exclut pas absolument que chaque jīva ait une « forme propre » — que le suprême Seigneur pourrait certes tantôt oblitérer et tantôt réactualiser — mais qu’il n’aurait pas créée en tant qu’essence particulière. De plus, rien n’est encore décidé en ce qui concerne le statut ontologique de ces pseudo-appartenances, grossières ou subtiles, en tout cas non-pensantes, dont les configurations et combinaisons variées délimitent de l’extérieur l’indivi [130] dualité de chaque jīva. Il est vrai qu’ici l’Advaita — et déjà Śaṅkara lui-même — dispose de deux modèles symboliques pour appréhender cette situation : le modèle de la délimitation (spatiale) — avacchedavāda — et celui de la réflexion — pralibimbavāda — (ou ābhāsavāda). Dans le premier modèle l’ātman-brahman est assimilé à l’espace cosmique infini, homogène, isotrope, etc., tandis que les pseudo-appartenances (corps grossiers, organes, etc.) se laissent représenter comme autant de récipients divers (cruches, etc.) dans lesquels nous croyons pouvoir enfermer et cloisonner cet espace. Et de même que les « espaces » ainsi créés peuvent être vastes ou exigus, harmonieux ou contournés, immaculés ou souillés, etc., de même les individus, circonscrits et déterminés par des corps, organes, etc. d’excellence variable, seront (réputés) plus ou moins beaux ou laids, savants ou ignorants, heureux ou misérables, etc. En réalité, pourtant, toute cette diversité de formes et d’états n’affecte pas l’espace lui-même mais seulement la terre, l’eau, l’air, etc. (avec les produits de leurs combinaisons), éléments en quelque sorte tissés sur sa trame (cf. BAU III 8 4). Mais l’espace proprement dit se maintient indivis, toujours semblable à lui-même, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur de ces récipients, qu’ils soient pleins ou vides, propres ou sales, et il se prolonge à travers l’épaisseur même de leurs parois. Ainsi l’ātman demeure-t-il un et indivisible « sous » la multiplicité apparente des jīva et la diversité spectaculaire de leurs conditions. Dans le second modèle (d’origine Sāṃkhya ?) l’ātman est comparé à un visage qui se démultiplie, se déforme et s’assombrit diversement en se reflétant dans des miroirs (= les corps, etc.) d’une plus ou moins grande fidélité et d’une plus ou moins grande propreté. Une variante fréquente est la comparaison avec la lune ou le soleil reflétés dans les pièces d’eau vastes ou exiguës, calmes ou agitées, etc. [16]. Cependant, l’un et l’autre modèle présuppose l’existence des upādhi. Certes, pour justifier ce passage préalable de l’Un au multiple, l’Advaita a recours d’ordinaire au vivarlavāda ou « théorie de la transformation (purement) apparente » [17]. Mais, [131] précisément, le coefficient d’illusion impliqué dans la notion de vivarta renvoie à son tour à la nescience, et à une nescience qu’il n’est plus possible d’attribuer aux seuls individus, puisque c’est uniquement sur la base de cet apparent déploiement des upādhi que leur existence même a paru concevable.

La difficulté est donc, pour Śaṅkara, de ne pas subordonner l’émergence des individus au seul déploiement préalable des upādhi, tout en se gardant d’interpréter ces dernières comme de simples projections imaginaires de la part des individus, car alors la pluralité des individus, redeviendrait inexplicable. Rien n’indique, bien sur, que le problème se soit présenté à lui assorti de conditions aussi strictes, mais il existe au moins un texte qui témoigne de son souci d’éviter ce double écueil du réalisme des upādhi et du réalisme des individus. Il s’agit de GKBh. II 16 : « C’est d’abord l’âme individuelle, à la fois cause et effet, s’exprimant sous la forme d’un « j’opère, je possède plaisir et douleur », qui est projetée par l’imagination sur le Soi exempt de ces caractéristiques, comme le serpent (est projeté) sur la corde. Ensuite, l’imagination projette les divers objets externes et internes, tels que les souffles, etc., lesquels se subdivisent, relativement à cette (âme), en activités, instruments et résultats. Quelle est la cause de cette projection par l’imagination ? L’âme individuelle, elle-même imaginée, est capable à son tour de toute espèce d’imagination... » [18]. Le contexte montre bien que c’est l’ātman, en tant que suprême Seigneur, qui se projette ainsi imaginairement sur lui-même [19]. Cela dit, le texte comporte au moins trois enseignements principaux. Il est clair, tout d’abord, que les projections attribuables à l’imagination de l’individu lui-même — c’est-à-dire, comme le montre la suite du commentaire, sa manière purement subjective de classer les objets en « désirables » et en « redoutables » — ne sont qu’un effet dérivé de cette projection primaire, transcendantale, dont est responsable le seul ātman suprême. Par là est écartée toute interprétation subjectiviste de la nescience. D’autre part, le fait que le jīva précède en droit le système des [132] activités-instruments-résultats exclut tout réalisme des upādhi (voir breve 861). Enfin, étant donné que l’on mentionne ici « l’espèce jīva » (cf. l’emploi du singulier), et non pas une multiplicité concrète de jīva, l’antériorité de cette espèce par rapport à « l’espèce corps-organes, etc. » est d’ordre purement logique, non chronologique. Il n’existe pas d’abord une pluralité de pures monades spirituelles qui, dans un second temps, se verraient équipées des instruments de l’expérience intellectuelle et affective, et c’est ainsi qu’on échappe au réalisme des individus.


[1éd. cit., p. 1.

[2Ibid.

[3Éd. cit., p. 87. Autres références : KUBh. V 11, p. 08 et, dans le BSBh., I 2 22, p. 65 — I 3 7, p. 76 — II 1 22, p. 165 — II 3 46, p. 243. Formulation légèrement différente en I 1 4 (p. 13) où l’on distingue implicitement deux stades, a) une union étroite — saṃhati — de l’ātman au corps : b) sur la base de cette union, présentée comme un état de choses plus que comme une opération active, des surimpositions particulières momentanées du type : « je suis bien portant », etc., en rapport avec les soins apportés au corps.

[4Corrélativement, il est inconcevable qu’un jīva quelconque puisse cesser un jour de pratiquer la surimposition, comme on se débarasse d’une vieille habitude, et continuer à exister comme jīva. Quelles que soient les modalités pratiques de la délivrance selon Śaṅkara, elle implique nécessairement la disparition du jīva en tant que tel.

[5En BSBh. II 1 14, p. 158, Śaṅkara accepte d’identifier les notions de māyā, prakṛti (Nature) et śakti (puissance), dès lors qu’on les rapporte au suprême Seigneur. De même, en BGBh. VII 25, p. 123 sq., il définit la māyā comme la « coordination » des trois guna qui composent, la nature du Sāṃkhya. Le terme a d’ailleurs toute une préhistoire depuis l’époque védique où il désigne une arme magique dont se sert Indra pour créer des mirages parmi les ennemis des dieux. Cf. L. Renou, Les origines de la notion de māyā, Journal de psychologie, Paris, 1948.

[6BSBh. III 2 9, p. 289

[7Cf. BSBh. I 4 10, p. 123. La diversité (des âmes individuelles), provoquée par les pseudo-appartenances, est construite par une connaissance erronée ; elle n’a pas de réalité absolue ».

[8Éd. cit., p. 169

[9Réciproquement, dans les contextes où l’on ne mentionnera que la māyā, l’habitude se prendra de lui attribuer deux puissances : l’une de « projection » — viksepa — (= la māyā proprement dite), l’autre de « cèlement » — āvaraṇa —, pour tenir compte de la valeur représentée en propre par l’avidyā.

[10Cf. la manière dont il s’entend à escamoter la notion de « grâce », pourtant quasiment imposée par les textes, dans ses commentaires sur KU II 23 et Mu.U III 2 3.

[11Sur ce thème capital de l’hindouisme, voir M. Biardeau, Clefs pour la pensée hindoue, chap. IV, pp. 129-159.

[12Nombreuses références : BGBh. IV 6 (où la māyā « vishnouite » et « faite des trois guna » est décrite à la fois comme puissance rectrice de l’univers et comme cause de l’égarement — moha — chez les êtres) V 14 (māyā « caractérisée par la nescience »), VII 14, IX 10 (identifiée à prakrti), XIII 29, etc.

[13Éd. cit., p. 65

[14Éd. cit., p. 116

[15Le terme de « sommeil » ne doit pas faire illusion. Ce que Śaṅkara décrit ici est plutôt une espèce de syncope ou de coma, version « collective » du hiatus entre deux incarnations successives d’un même individu. Dans les deux cas le signe de la rupture est l’absence de souvenir des existences antérieures. Il n’en va pas de même pour le réveil au sortir du sommeil profond. L’Advaita soutient même qu’on se souvient, positivement, d’avoir bien dormi (cf. BAUBh. IV 3 6 et USG 93). D’ailleurs, en BSBh. III 2 10, Śaṅkara s’attarde longuement à distinguer entre le sommeil profond, union provisoire au brahman, et le coma, qualifié par lui d’« antichambre de la mort ».

[16Cette variante traduit une certaine contamination par le premier modèle. C’est seulement plus tard, dans l’histoire de l’Advaita, que les deux modèles seront perçus comme possédant des implications différentes, de sorte que chaque « école » tendra à utiliser l’un ou l’autre exclusivement, Śaṅkara n’éprouve pas encore le besoin de choisir. En dépit d’une certaine prédilection pour le modèle « réflectionniste » (Ch.UBh. VI 3 2 ; BSBh. II 3 50 et III 2 20), il utilise aussi l’autre modèle (BSBh. I 2 7 ; BAUBh. II 1 20) et, parfois, n’hésite pas à juxtaposer les deux (cf. BSBh. II 3 16 et BGBh. XV 7).

[17A distinguer de la « transformation réelle » ou pariṇāma ; Śaṅkara ne semble pas encore connaître le terme (cf. P. Hacker, Vivarta, pp. 208-213).

[18Éd. cit., p. 446

[19Cf. GKBh. II 12, p. 444 : « Le Soi, le Dieu, se projette imaginairement sur lui-même, par l’effet de sa propre māyā, sous la forme d’une diversité d’aspects, à la manière du serpent sur la corde, etc. ». Expressions très semblables en Ait.UBh. I 1 2 (p. 18) où il est fait allusion, à ce propos, au fameux « rope trick » des fakirs.