Litteratura

Accueil > Shruti - Smriti > René Alleau : ÉNIGMES ET SYMBOLES DU MONT SAINT-MICHEL

René Alleau : ÉNIGMES ET SYMBOLES DU MONT SAINT-MICHEL

jeudi 10 juillet 2014

Extraits de l’introduction du livre de René Alleau : ÉNIGMES ET SYMBOLES DU MONT SAINT-MICHEL

LA DÉCADENCE DU CULTE DE SAINT MICHEL.

A l’époque carolingienne, le culte de saint Michel avait été le plus important de l’Empire des Gaules. Charlemagne avait proclamé l’Archange Patronus et Princeps Imperii Galliarum, « Protecteur et Prince » de ses peuples. En 1066, Guillaume le Conquérant attendit la fin du mois de septembre, malgré les dangers des marées d’équinoxe, afin de faire coïncider son expédition contre l’Angleterre avec la date de la fête sacrée de saint Michel. En 1210, Philippe-Auguste avait créé la Confrérie de « Saint-Michel-de-la-Mer », pour les pèlerins. Saint Louis visita deux fois le sanctuaire, en 1256 et en 1264 ; de la monnaie fut frappée à l’effigie de saint Michel dont la statue couronne la flèche de la Sainte-Chapelle. Philippe III, le Hardi, vers 1270, et Philippe le Bel, en 1311, respectèrent cette tradition que suivirent, en grand nombre, les jeunes « Pastoureaux », puis les rois Charles VI, en 1393 et Charles VII, Louis XI, en 1462 et Charles VIII enfin, en 1488. Mais le XVIe siècle marque déjà le terme des pèlerinages royaux au Mont-Saint-Michel. François Ier visita le sanctuaire en 1518. Charles IX, en 1561, fut le dernier des rois de France qui eût accompli ce pèlerinage traditionnel.

Au XVIIe siècle, cependant, cette coutume était encore respectée par le peuple ; on venait au Mont « en compagnie, avec enseignes et tambour ». Au XVIIIe siècle, on y rencontrait surtout, disent les chroniqueurs, « des jeunes gens de basse naissance qui y vont par troupes, en été » ; le « Dictionnaire de Trévoux » et Piganiol de la Force, mentionnent seulement ces humbles visiteurs dont certains en profitent pour « gueuser », c’est-à-dire pour mendier pendant la belle saison. Les moeurs et les idées de l’époque n’étaient plus favorables à ces dévotions. Personne ne s’opposa sérieusement, en 1791, au pillage et à la dispersion des statues d’or et d’argent, des vases sacrés, des châsses précieuses, renfermant les saintes reliques, non plus qu’à la destruction de documents d’une valeur historique inestimable. La vénérable abbaye fut transformée en prison et subit des mutilations de toutes sortes jusqu’au décret de 1863 qui mit fin à sa conversion en « maison centrale de force et de correction », qu’elle fut depuis Louis XVIII jusqu’au Second Empire. Comme pour ajouter à ces désastres, lors de la dernière guerre, les archives du Mont-Saint-Michel furent incendiées à Saint-Lô, le 6 juin 1944.

Devant l’étendue de ces ruines, les progrès de nos connaissances archéologiques ont permis, certes, de reconstituer une grande partie de l’histoire du Mont-Saint-Michel mais bien des aspects de cette pyramide chrétienne demeurent encore énigmatiques et à peine explorés par les chercheurs, en particulier dans le domaine de l’hermétisme chrétien et de la symbolique monumentale. Il est plus commode, on le sait, de nier que ces aspects puissent s’y découvrir que de rechercher leurs vestiges et de les interpréter exactement. De ce point de vue, il convient cependant de se méfier, à juste titre, aussi bien de l’imagination excessive des « occultistes » qui voient des mystères là où ils n’existent point, que de la censure systématique d’un « scientisme » historique abusif. Entre la crédulité et le scepticisme, une juste attitude critique devrait permettre de comprendre plus profondément les relations qui ont pu s’établir, en des lieux prédestinés, au cours d’une lente évolution, entre des traditions religieuses diverses qui ont pu s’opposer et se combattre sans jamais se détruire mutuellement, de façon complète ni définitive. A mesure que le sentiment religieux s’élève et s’approfondit, il se dégage peu à peu de ses structures primitives mais il continue longtemps d’y trouver de puissantes fondations et de reposer sur leurs cryptes, quelle que soit l’ombre dans laquelle la religion dominante les tient désormais recouvertes et cachées.

Aucun historien ne conteste plus, à présent, que le culte de saint Michel, en France, n’eût trouvé ses racines dans les mythes chevaleresques du génie celtique. Mais il importe encore de comprendre que la chevalerie antique et médiévale, qu’il ne faut pas confondre avec la féodalité, était éclairée par la science et par la philosophie ésotériques de la Gnose autant que par la pratique de vertus morales telles que l’héroïsme et le sens de l’honneur. Dans ces conditions, comment ne pas admettre que le sanctuaire du Mont-Saint-Michel ne fut pas seulement un lieu de pèlerinages et de prières mais aussi un centre de « Haute Science », à une époque où l’hermétisme rayonnait sur toute l’Europe et où s’édifia, en vingt-six ans, la « Merveille » ?

Peu de temps auparavant, quand l’ogive gothique commençait de succéder au cintre roman, le fils génial d’un paysan de Jersey, Robert Waoe qui, n’en déplaise aux anglicisants, se nommait lui-même Vaice, de l’Isle de Gersui, composait les premiers monuments littéraires de la langue d’oil, à Bayeux, entre 1160 et 1174. Au Mont-Saint-Michel, entre 1154 et 1186, le savant initié que fut l’abbé Robert de Torigni recouvrait les sub-structions romanes par des travaux architectoniques aussi remarquables que l’extraordinaire rayonnement culturel, politique et religieux du Mont, à cette époque. Ce ne fut pas, sans doute, par hasard, que Robert de Torigni, en latin Torignei, consacra, dès les deux premières années de son gouvernement abbatial, un autel à la Vierge dans la crypte de l’Aquilon, le 16 juin 1156, c’est-à-dire dans la crypte du Nord, et fit construire, selon le témoignage de Dom Jean Huynes, « les bastiments dessous et dessus la chapelle Saint-Estienne qui est joignante la Chapelle Notre-Dame-sous-terre ». « Et, ce qui est bien plus à regretter, ajoute Huynes, après avoir signalé, en 1300, la chute d’une tour édifiée du temps de Torigni, c’est qu’il avoit faict sa bibliothèque en un estage d’icelle où il avoit mis les livres qu’il avoit composez lesquels presque tous ont été perdus... »

Avec la prélature de Torigni, dont la renommée fut si grande qu’on le nomma « Robert du Mont » et sous l’administration duquel les moines atteignirent le nombre de soixante qui ne fut jamais dépassé, saint Michel semble ajouter à ses attributs sacrés antérieurs, la fonction de protecteur des arts, des sciences et des lettres. Les Bénédictins étendirent alors leurs études scripturaires et théologiques à toutes les connaissances de leur temps ainsi qu’à la copie et à l’enluminure de manuscrits anciens, païens et chrétiens.

L’une des idées fondamentales du Moyen Age, en effet, fut la recherche d’une révélation originelle qui, subsistant dans le monde antique, en aurait fait une préfiguration de l’univers chrétien. Ce thème culturel et religieux ne cessa d’inspirer alors de grands esprits qui devinrent, en fonction même de leur quête de ce savoir universel et de leur activité de bâtisseurs, les dépositaires des traditions scientifiques et artistiques, païennes et chrétiennes, qu’ils s’efforcèrent de concilier dans une nouvelle Gnose occidentale avec les exigences du dogme et la défense de la foi.

Au moins fallait-il que l’influence d’un Robert de Torigni fût assez puissante pour réussir à convoquer le concile d’Avranches où, en 1172, le roi Henri II d’Angleterre, en expiation du meurtre de Thomas Becket, vint faire amende honorable, agenouillé sur une pierre tombale, à l’entrée de la cathédrale. La crosse du bâton de cornouiller du savant abbé du Mont ne portait alors qu’une simple volute de plomb mais, sur le disque du même métal, retrouvé dans le cercueil de Robert de Torigni en 1875, on peut voir, au revers, un symbole au sujet duquel aucun historien n’a donné d’explication. Ces quatre segments de cercle entrecroisés deux à deux forment en leur centre une cinquième figure marquée d’un point : symbole traditionnel du Poisson mystique des catacombes romaines mais aussi de la Quintessence solaire d’où l’Adepte chrétien tenait le pouvoir de ses clefs et la haute autorité spirituelle qui s’ajoutait à sa dignité sacerdotale.

Dans cette perspective, quel hermétiste ne reconnaîtrait-il, au-delà des apparences matérielles du Mont-Saint-Michel, l’image de l’archétype mystique et expérimental qu’il évoque ? Voici, à ce sujet, une légende extraite d’un ouvrage intitulé le Livre de Seth et qu’un auteur du VIe siècle (Opus imp. in Mattheum. Hom. II, joint aux ouvres de saint Jean Chrysostome : Patrologie grecque, T. LVI), relate en ces termes :

« J’ai entendu quelques personnes parlant d’une Écriture qui, quoique peu certaine, n’est pas contraire à la foi. On y lit qu’existait un peuple à l’Extrême-Orient, sur les bords de l’Océan, chez lequel il y avait un livre attribué à Seth, qui parlait de l’apparition future d’une étoile et des présents qu’on devait apporter à l’Enfant, prédiction transmise par des générations de Sages, de père en fils.

« Ils choisirent ’’douze’’ [2] d’entre eux parmi les plus savants et les plus amateurs des ’’mystères des cieux’’ et les constituèrent pour l’attente des cette étoile. Si quelqu’un d’entre eux venait à mourir, son fils ou le proche parent qui était dans la même attente, était choisi pour le remplacer. On les appelait, dans leur langue, Mages, parce qu’ils glorifiaient Dieu dans le silence et à voix basse.

« Tous les ans, ces hommes, après la moisson, montaient sur un mont qui, dans leur langue, s’appelait Mont de la Victoire, lequel renfermait une caverne taillée dans le rocher, et agréable par les ruisseaux et les arbres qui l’entouraient. Arrivés sur ce Mont, ils se lavaient, priaient et louaient Dieu en silence pendant trois jours ; c’est ce qu’ils pratiquaient pendant chaque génération, toujours dans l’attente de voir si, par hasard, cette étoile de bonheur ne paraîtrait pas pendant leur vie. Mais, à la fin, elle apparut sur ce Mont de la Victoire, sous la forme d’un petit enfant et présentant la figure d’une croix ; elle leur parla, les instruisit et leur ordonna de partir pour la Judée. L’étoile les précéda pendant deux ans ; le pain ni l’eau ne leur manquèrent jamais dans leurs courses. Ce qu’ils, firent ensuite est rapporté en abrégé dans l’Évangile. »

On pourra trouver d’utiles rapports analogiques entre ce mystérieux Mont de la Victoire, le Mont-Joie, cher aux Français, et le Mont Hermon, évoqué lors de l’initiation des Templiers, et sur lequel apparaissent la Rosée céleste et la Baume d’Aaron. N’est-il pas assez significatif de constater, par exemple, que le célèbre alchimiste Nicolas Flamel dont on a pu tenir le fameux pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle pour une savante allégorie, appartenait, en réalité, à une confrérie de Pèlerins de Saint-Michel du Mont de la Mer, fondée à Paris dans les premières années du XIIIe siècle ? L’historien Corrozet indique, d’ailleurs, que la chapelle de Saint-Michel, dans l’Enclos du Palais, à Paris, fut nommée antérieurement Chapelle de Saint-Nicolas. L’appartenance de Nicolas Flamel à la confrérie de Saint-Michel a été signalée par l’historien S. J. Morand, dans son Histoire de la Sainte-Chapelle Royale du Palais, publiée à Paries au XVIII siècle. Au Moyen Age, deux pèlerinages furent simultanément fréquentés : celui de Notre-Dame-la-Gisante, à Tombelaine, et de Saint-Michel, au Mont. Sur une enseigne du XIVe siècle, on peut remarquer le costume de la « Vierge de Tombelaine », une cotte hardie ou surcot, très étroite sur la poitrine, et laissant voir latéralement la ceinture ferrée, au bas du corsage.

Vers un renouveau de la vie monastique au Mont-Saint-Michel ?

Nous devons au P. de Senneville les renseignements suivants sur la situation actuelle des moines au Mont-Saint-Michel :

« Afin de commémorer en 1965 et 1966 le millénaire de l’arrivée des moines au Mont-Saint-Michel, un comité national s’était constitué sous la présidence de M. Léon Noël, ambassadeur de France, du R.P. Riquet, de M. Joseau Marigne, sénateur et maire d’Avranches, et sous le haut patronage du Président de la République.

« Diverses manifestations, culturelles et religieuses, avaient alors été prévues ; mais, pour donner à ce millénaire sa véritable dimension, il avait été envisagé de faire revivre momentanément l’abbaye par la présence priante de moines venus à cette occasion pour la durée de la commémoration. C’est ainsi qu’une vingtaine de moines venus des abbayes de Saint-Wandrille, et du Bec-Hellouin principalement, mais aussi de nombreuses abbayes françaises et étrangères avaient assuré l’office divin dans l’église abbatiale. Le millénaire achevé, conformément aux engagements pris, les moines avaient quitté le Mont et regagné leurs abbayes d’origine, le 16 octobre 1966.

« Devant le succès tant religieux que pastoral, Mgr Wicquart, évêque de Coutances et Avranches, décidait dès le mois de décembre 1966 de demander à l’administration l’autorisation de restaurer le culte d’une manière permanente à l’abbaye. La convention qui doit régler les modalités de cette restauration fut l’objet des études du ministère des Affaires culturelles et du ministère de l’Intérieur, durant les années 1967 et 1968. En mars et avril 1969, la convention était signée respectivement par le ministre des Affaires culturelles, et par l’évêque de Coutances et Avranches.

« Mgr Wicquart demanda alors, aux diverses abbayes françaises de bien vouloir assurer une permanence au moins pendant les mois d’été. C’est ainsi que, sans qu’il soit question de fondation, l’abbaye du Mont-Saint-Michel abrite à nouveau des moines, et accueille les pèlerins. »


[2Nous soulignons les expressions caractéristiques du « jargon » hermétique de ce texte.