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Approches de l’Inde
HEINRICH ZIMMER : LA MÂYÂ DE VISHNU - ÉTUDE SUR LE SYMBOLISME DE MÂYÂ
Traduit par Claude Servoise
mardi 11 novembre 2008
Extrait de « Approches de l’Inde. Tradition & Incidences. » Dir. Jacques Masui Masui Masui, Jacques . Cahiers du Sud, 1949
LES EAUX DE LA NON-EXISTENCE
Le symbolisme de Mâyâ se retrouve à nouveau développé dans un mythe magnifique où sont rapportées les aventures extraordinaires d’un grand sage, Mârkandeya ; aventures qui lui arrivèrent durant l’intervalle de non-manifestation, entre une dissolution et une émanation nouvelle de l’univers. Mârkandeya, grâce à un miraculeux et curieux accident, vit Vishnu dans une série de transformations élémentaires : d’abord sous l’apparence de l’Océan Cosmique, puis sous l’aspect d’un géant couché sur les eaux, ensuite sous celui d’un enfant divin, jouant sous l’arbre cosmique, et enfin en majestueux jars sauvage dont le souffle est la mélodie même de la création et de la dissolution du monde [3]. Le mythe commence par une description de la désintégration de l’ordre cosmique au cours du lent et irrévocable déroulement des quatre Yugas. Le Dharma sacré disparaît de la vie du monde, peu à peu, jusqu’à ce que survienne le chaos. Vers la fin, seuls la luxure et le mal remplissent les hommes, et la bonté disparaît. Pas un sage, pas un saint, personne pour exprimer la vérité, plus aucun gardien de la parole sacrée. Le brahmine, sage en apparence, n’est pas meilleur que l’insensé. Les vieillards, dépourvus de la vraie sagesse de la vieillesse, essayent de se conduire comme les jeunes, et les jeunes n’ont plus la candeur de la jeunesse. Les classes sociales ont perdu leurs vertus particulières et leur dignité. Les professeurs, les princes, les marchands et les serviteurs étalent une commune vulgarité. La volonté de s’élever vers les sommets spirituels disparaît, les liens de sympathie et d’amour se dissolvent. L’égoïsme le plus étroit règne. Des sots s’assemblent pour former une sorte de pâte gluante et désagréable. Lorsqu’on en arrive à cet état de calamités, la Cité de l’Homme, autrefois harmonieusement ordonnée, et la substance de l’organisme mondial sont irrémédiablement atteints. L’univers est mûr pour sa dissolution.
Le cycle s’est refermé — un jour de Brahmâ s’est écoulé — Vishnu, l’Être Suprême à partir duquel le monde se développe éprouve maintenant au fond de lui la nécessité grandissante de réintégrer le Cosmos dans sa Substance Divine. Ainsi le créateur et le continuateur de l’Univers en arrive au moment où il manifeste son aspect « destructif » : il dévorera le chaos stérile et dissoudra tous les êtres, depuis Brahmâ, secret arbitre et esprit cosmique du corps universel, jusqu’au dernier brin d’herbe.
Les collines et les rivières, les montagnes et les océans, les dieux et les titans, les démons et les esprits, les animaux, les êtres célestes et les hommes, tous sont absorbés par le Suprême.
Vishnu commence son dernier et terrible travail en déversant son énergie illimitée dans le soleil. Il devient le soleil lui-même. Avec violence, dévorant les rayons, il réabsorbe chaque être animé. Le monde entier se tarit et se dessèche, la terre se fend, et par les fissures profondes un feu mortel de chaleur engloutit les eaux divines. Lorsque toute la sève vitale s’est retirée, à la fois du corps cosmique en forme d’œuf, et de tous les corps de ses créatures, Vishnu devient le vent cosmique qui donne la vie, et il retire de toutes les créatures le souffle qui les anime. Semblable à des feuilles mortes, la poussière de l’univers se précipite dans le cyclone. La chaleur du frottement met le feu au tourbillon de matières inflammables : le dieu est devenu feu. Le tout devient un énorme brasier, qui, peu après, se transforme en cendres chaudes. Finalement, Vishnu, sous forme d’un grand nuage, répand une pluie torrentielle, douce et pure comme du lait, pour éteindre le’ brasier du monde. Le corps meurtri et brûlant de la terre connaît enfin l’adoucissement définitif, l’extinction finale, le Nirvana. Par l’inondation du dieu-devenu-pluie, la terre redevient l’océan primitif d’où elle était sortie, à l’aube universelle. Le sein fécond de l’eau recueille les cendres de toute la création. Les derniers éléments se mélangent dans un liquide indifférencié, duquel ils étaient sortis autrefois. La lune, les étoiles se dissolvent, la marée montante devient une étendue d’eau illimitée. Ceci constitue l’intervalle d’une nuit de Brahmâ. Vishnu dort. Comme une araignée qui sécrète son fil, le dieu consume à nouveau la trame de l’univers, et l’absorbe en lui-même. Seul au-dessus de la substance- immortelle de l’océan, figure géante, en partie immergée, en partie dans les flots, il prend son plaisir dans le sommeil. Il n’y a personne pour le voir, personne pour le comprendre. Aucune connaissance de lui n’est possible, exceptée celle qu’il a de lui-même.
Ce géant, « Seigneur de Mâyâ », et l’Océan cosmique sur lequel il est étendu sont la double manifestation d’une même essence. Car l’océan, aussi bien que la forme humaine, est Vishnu. De plus, comme dans la mythologie hindoue, le symbole de l’eau est le serpent (nâga), Vishnu est normalement représenté étendu sur les replis d’un serpent prodigieux, son animal symbolique préféré, le serpent Ananta (« sans fin »). De sorte que Vishnu est non seulement la forme anthropomorphique, et l’élément infini, mais aussi le reptile. C’est sur l’Océan-Serpent de sa propre substance immortelle que s’écoule la nuit universelle de l’Homme Cosmique.
A l’intérieur du dieu est le cosmos, semblable à un enfant dans le sein de sa mère ; et là, tout est ramené à une perfection première. Quoique au dehors il n’existe que les ténèbres, à l’intérieur du divin rêveur une vision idéale de l’univers se développe. Le monde sortant de sa décadence, de sa confusion et de son désastre, reprend son cours harmonieux.
Et c’est durant cet intervalle magique que survient (suivant la légende) un événement fantastique.
Un saint homme nommé Mârkandeya erre à l’intérieur du dieu, sur la terre paisible, comme un pèlerin sans but, regardant avec joie la vision idéale du monde. Ce Mârkandeya est une figure mythique bien connue, un saint doué d’une vie sans fin. Il est vieux de plusieurs milliers d’années mais toujours vigoureux et d’esprit alerte. Se promenant maintenant à l’intérieur du corps de Vishnu, il visite les saints ermitages, édifié par les travaux des sages et de leurs disciples. Il s’arrête aux sanctuaires et aux lieux saints pour rendre hommage, et son cœur se réjouit de la piété des régions qu’il parcourt.
Mais, tout à coup, un accident survient, au cours de sa promenade sans fin et sans but ; le vigoureux vieillard tombe, par inadvertance, au dehors de la bouche du dieu-qui-contient-tout. Vishnu dort, les lèvres entr’ouvertes, il respire avec un souffle profond, sonore, rythmé, dans l’immense silence de la nuit de Brahmâ. Et le saint étonné, tombant des lèvres géantes du dormeur, plonge la tête la première dans l’Océan cosmique.
D’abord, par l’effet de la Mâyâ de Vishnu, Mârkandeya ne voit pas le géant endormi, mais seulement l’Océan obscur, s’étendant très loin dans la nuit sans étoiles qui embrasse tout. Il est pris de désespoir et d’épouvante. Pataugeant dans l’eau noire, il s’arrête pour réfléchir et commence à douter. « Est-ce un rêve ? Ou suis-je sous le charme d’une illusion ? En vérité, cette aventure, extrêmement étrange, doit être le produit de mon imagination. Car le monde tel que je l’observais ne mérite pas un anéantissement comparable à celui qu’il semble avoir subi soudain. Il n’y.a plus de soleil, de lune, de vent. Les montagnes ont disparu, la terre s’est évanouie. Quel est cet univers dans lequel je me trouve ? »
Ces réflexions pénétrantes du saint sont une sorte de commentaire de l’idée de Mâyâ, du problème « Qu’y a-t-il de réel ? » à la manière dont les Hindous le conçoivent. La « réalité » est une fonction de l’individu. Elle est le résultat des vertus particulières et des limitations de la connaissance individuelle.
Pendant que le saint circulait à l’intérieur du géant cosmique, il avait aperçu une réalité qui lui semblait conforme à sa nature, et qu’il considérait solide et substantielle. Cependant, c’était seulement un rêve ou une vision à l’intérieur de l’esprit du dieu endormi. Au contraire, pendant la nuit des nuits, la réalité de la substance élémentaire du dieu apparaît comme un mirage troublant pour la connaissance humaine du saint. « C’est impossible », pense-t-il. « Cela ne peut pas être réel. »
Le but des doctrines de la philosophie hindoue, et de l’entraînement des pratiques yoga, est de dépasser les limites de la connaissance individualisée. Les récits mythologiques sont des moyens pour communiquer la sagesse des philosophes, et pour exposer sous une forme populaire et imagée les expériences et les résultats du Yoga.
Faisant directement appel à l’imagination et à l’intuition, ces récits sont accessibles à tous, comme interprétation de l’existence. Ils ne sont pas clairement commentés ni expliqués. Les dialogues des principaux personnages contiennent des passages d’exposé philosophique et d’interprétation, mais l’histoire elle-même n’est jamais expliquée. Il n’y a aucun commentaire explicite de la signification de l’action mythologique. Le récit touche l’auditeur en faisant appel à son intuition et à son imagination créatrice. Il provoque et alimente l’inconscient. Par une description d’événements plutôt que par des mots, la mythologie de l’Inde remplit sa fonction en tant que véhicule populaire de la sagesse ésotérique de l’expérience du Yoga, et de la religion orthodoxe.
L’effet de ces récits est assuré parce qu’ils ne sont pas le fruit d’expériences et de réactions individuelles. Ils sont produits, conservés et contrôlés par le travail collectif et la pensée de la communauté religieuse. Ils fleurissent grâce à l’approbation constante des générations successives. Ils sont remodelés, réadaptés, présentés avec une nouvelle signification, grâce à un procédé de création anonyme, et à une approbation collective et intuitive. Ils agissent particulièrement à la surface du subconscient, en frappant l’intuition, le sentiment et l’imagination. Les détails s’impriment d’eux-mêmes dans la mémoire, s’infiltrent et forment les plus profondes stratifications de l’âme. Lorsqu’on y songe, les épisodes significatifs sont capables de suggérer différentes interprétations, suivant les expériences et les besoins vitaux de chaque individu.
Les mythes et symboles de l’Inde se refusent à être intellectualisés et fixés dans des significations arrêtées.
Un tel procédé ne ferait que les stériliser et leur enlever leur magie. Car ils sont d’un type plus archaïque que ceux de la littérature grecque, qui nous sont familiers (Les dieux et mythes d’Homère, les héros des tragédies athéniennes d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide). Ces derniers ont été façonnés par de grands esprits poétiques et sont en partie des créations individuelles ; en cela ils se rapprochent de nos tentatives modernes de se servir des formes traditionnelles. Ainsi que nous le voyons dans les ouvrages de Shelley et de Swinburne, ou surtout dans Wagner, il y a toujours dans les productions post-homériques des Grecs un essai pour donner aux vieux mythes des significations neuves, et de nouvelles interprétations de l’existence, basées sur l’expérience individuelle. Par contre, dans les mythes de l’Inde nous trouvons une sagesse collective et intuitive d’une civilisation sans âge, anonyme et multiforme.
On doit donc hésiter avant de proposer l’explication d’un mythe hindou. Car le fait de donner une explication risque d’empêcher de dégager d’autres points de vue. Des détails qui sont familiers à un auditeur hindou, car ils font partie de son expérience et de sa tradition, sont étrangers au lecteur occidental, et doivent être expliqués. Cependant il faut renoncer autant que possible à formuler des interprétations définitives.
Par conséquent nous devons respectueusement laisser parler par elle-même l’histoire de Mârkandeya.
Le saint, perdu.au milieu de cette vaste étendue d’eau et sur le point de désespérer, fut enfin instruit de la présence du dieu endormi. Cette connaissance le remplit d’étonnement et de joie. En partie immergée, la forme énorme ressemblait à une chaîne de montagnes sortant des eaux, elle brillait d’un merveilleux éclat intérieur.
Le saint nagea vers elle, afin de l’examiner de plus près, et il allait ouvrir les lèvres pour s’enquérir, lorsque le géant le saisit, l’engloutit promptement, et il se retrouva dans son paysage familier de l’intérieur.
Ainsi rendu brutalement au monde harmonieux du rêve de Vishnu, Mârkandeya fut rempli d’une grande confusion. Il ne pouvait plus envisager sa brève mais inoubliable expérience comme une sorte de vision. Cependant, et paradoxalement, lui, l’être humain, incapable de concevoir une réalité surpassant les facultés d’interprétation de sa connaissance limitée, il se trouvait maintenant compris à l’intérieur de l’Être divin, comme un personnage de ce rêve universel. Ainsi, pour Mârkandeya qui avait la faveur subite d’avoir la vision de l’Être Suprême existant en lui-même et par lui-même dans sa solitude, contenant tout, dans sa quiétude, cette révélation ne semblait être elle-même qu’un rêve. Mârkandeya, de retour, reprit son ancienne vie. Comme jadis, il parcourut en pèlerin la terre immense. Il observa les Yogis pratiquant leurs austérités dans la solitude des forêts. Il félicita les rois qui offraient des sacrifices coûteux et faisaient des dons rares et précieux aux brahmines. Il observa les brahmines qui officiaient pendant les sacrifices rituels, et il vit que ceux-ci recevaient de généreuses offrandes, en récompense de leurs effets magiques. Il vit toutes les castes remplissant pieusement leurs devoirs, il vit le déroulement des quatre étapes de vie parmi les hommes [4].
Satisfait de cet état idéal, Mârkandeya se promena paisiblement une autre centaine d’années. Puis, une fois encore, par inadvertance, il glissa de la bouche du dormeur, et tomba dans une mer noire comme de la poix. Cette fois-ci, au milieu de l’horrible obscurité et du désert d’eau et de silence, il aperçut un petit enfant lumineux, un garçonnet divin, paisiblement endormi sous un figuier. Puis, par un effet de Mâyâ, Mârkandeya vit ce petit garçon solitaire jouant gaiement et sans peur au milieu du vaste Océan.
Le saint fut rempli de curiosité, mais ses yeux ne pouvaient supporter l’éblouissante splendeur de l’enfant, aussi resta-t-il à une certaine distance, réfléchissant tout en se maintenant à la surface de l’abîme Mârkandeya se disait : « Il me semble avoir vu autrefois quelque chose de ce genre, il y a longtemps, très longtemps. Mais, au même moment, il prit conscience de la profondeur insondable de l’Océan sans rivage et fut saisi d’une frayeur qui le glaça.
Le dieu, sous l’apparence du Divin Enfant, s’adressa doucement à lui : « Sois le bienvenu, Mârkandeya. » La voix avait la douce profondeur du son mélodieux que fait une pluie attendue. Le dieu le rassura : « Sois le bienvenu, Mârkandeya. Ne sois pas effrayé, mon enfant. Ne crains rien. Viens ici. »
Le saint vieillard sans âge, aux cheveux blancs, ne se souvenait plus qu’on l’eût jamais appelé enfant, ou qu’on l’eût simplement interpellé par son prénom sans le faire précéder d’une appellation respectueuse faisant allusion à sa sainteté ou à sa naissance. Il en fut profondément offensé. Bien que las et fatigué, il s’emporta : « Qui donc a l’audace d’ignorer ma dignité et mon caractère saint et de faire si peu de cas du trésor de pouvoir magique que j’ai accumulé grâce à mes austérités ascétiques ? Quel est celui qui insulte mon âge vénérable, égal à 1.000 ans (à la manière dont les dieux comptent les années) ? Je ne suis pas habitué à cette sorte de traitement offensant. Même les plus grands dieux me considèrent avec un respect exceptionnel. Brahmâ lui-même n’oserait pas m’aborder de cette manière irrévérencieuse. Brahmâ s’adresse à moi courtoisement : « O toi, celui qui a vécu longtemps », m’appelle-t-il. « Qui donc maintenant va au-devant du malheur et se jette lui-même aveuglément dans un abîme de destruction, et perd sa vie en m’appelant uniquement Mârkandeya ? Qui mérite la mort ? »
Lorsque le saint eut ainsi exprimé sa colère, l’Enfant Divin reprit son discours sans se troubler : « Enfant, je suis ton parent, ton père et aîné, l’Être primordial qui accorde toute vie. Pourquoi ne viens-tu pas vers moi ? Je connaissais bien ton père, il pratiquait de sévères austérités dans les temps jadis, afin d’engendrer un fils. Il gagna ma faveur. Satisfait de sa parfaite sainteté, je lui promis de réaliser le désir qu’il voudrait exprimer, et il me demanda que toi, son fils, fusses doué d’une force de vie inépuisable, et que tu ne vieillisses pas. Ton père connaissait le centre secret de son existence, et tu en es le rejeton. C’est pourquoi tu jouis maintenant du privilège de me voir, couché sur les eaux cosmique^ originelles, contenant tout, et en même temps jouant ici comme un enfant sous un arbre. »
Le visage de Mârkandeya s’éclaira de joie. Ses yeux s’agrandirent comme des fleurs qui s’épanouissent. Avec humilité, il s’inclina et pria : « Apprenez-moi le secret de votre Mâyâ, le secret de votre apparition, maintenant, comme un enfant couché et jouant dans la mer infinie. Seigneur de l’univers, par quel nom êtes-vous ctfnnu ? Je vous crois l’Être Grand parmi tous les êtres. Car qui d’autre pourrait exister lorsque vous existez ? »
Vishnu répondit : « Je suis l’Homme Cosmique Primordial, Nârânaya. Il est l’océan. Il est le premier être. Il est la source de l’univers. J’ai mille faces. Je me manifeste dans la plus sainte des saintes offrandes. Je me manifeste dans le feu sacré qui porte les offrandes "des hommes sur la terre, aux dieux qui sont dans le ciel, en même temps je me manifeste comme le Seigneur des Eaux portant le costume d’Indra le roi des dieux ; je suis le premier de tous les Immortels. Je suis le cycle de l’année qui engendre toute chose et la détient. Je suis le divin Yogi, le magicien et le jongleur cosmique qui produit de merveilleux artifices d’illusion. Les illusions du Yogi cosmique sont les Yugas, les âges du monde. Cette manifestation du mirage et de la marche phénoménale de l’univers est l’œuvre de mon génie créateur.
Mais en même temps je suis le tourbillon, le destructeur qui engloutit à nouveau la manifestation et met fin à la succession des Yugas. Je mets un terme à tout ce qui existe, mon nom est Mort de l’Univers. »
Par cette révélation de Vishnu il semble que Mârkandeya ait été plus privilégié que Nârada. Les deux saints plongèrent dans l’eau, aspect substantiel de la Mâyâ de Vishnu, Nârada intentionnellement, Mârkandeya par inadvertance. A chacun d’eux les eaux révélèrent « l’autre côté », l’aspect totalement différent », le totaliter aliter. Mais Nârada, avec sa dévotion fervente et son abandon (bhakti) étant apparemment dans des rapports familiers avec l’essence secrète du dieu, fut projeté dans une autre existence, et un autre enchevêtrement de souffrances et de joies terrestres. Cette transformation le lia de ces mêmes liens, qu’il s’était efforcé d’ignorer et de vaincre au moyen ^le son ascétisme fervent. Les eaux lui montrèrent la partie inconsciente de son être, lui dévoilant des désirs qui étaient toujours vivaces en lui, mais que sa concentration d’esprit vers un but unique avait refoulés. « Tu n’es pas ce que tu imagines être » fut la leçon que lui donna cette expérience étonnante, pendant l’instant où il se trouva submergé [5].
Mârkandeya était un saint homme au caractère différent. Constituant une partie du rêve du monde à l’intérieur du corps du dieu dormant, il était seulement un des personnages de ce rêve ; toutefois, il était satisfait par son rôle de saint pèlerin, et se trouvait récompensé par la vue de l’état idéal des affaires de ce monde. Il ne ressentait aucun besoin précis de sortir du charme de Mâyâ, et de pénétrer dans le mystère du mirage.
Lorsque Mârkandeya glissa hors de la bouche du dieu, il se sépara de l’existence pour autant que l’existence est intelligible et supportable. Il se trouva confronté avec le Grand Néant, et le Désert de l’Océan sans rivage, Le monde qui lui était familier s’était évanoui. Grâce à un événement inattendu, il expérimentait deux aspects contradictoires et incompatibles de la même essence et, comme son esprit humain n’arrivait pas à joindre ces contradictions, Vishnu lui-même lui enseigna l’identité des contraires, l’unité fondamentale de chaque chose en Dieu. Issu de son Unique Substance, se développant et périssant en Dieu, tout disparaît à nouveau dans la Source Première.
Vishnu enseigne l’identité des contraires, tout d’abord, en apparaissant lui-même sous la forme d’un enfant, sans peur, quoique seul et perdu dans l’immensité de la nuit sans étoiles ; ensuite, en s’adressant au vieillard, en l’interpellant « Mon enfant », et en l’appelant par son prénom comme un parent ou un vieil ami, bien que le rencontrant apparemment pour la première fois.
Le secret de Mâyâ est l’identité des contraires. Mâyâ est une manifestation simultanée et successive d’énergies qui sont en désaccord, se développant en se contrariant, et en se détruisant l’une l’autre : création et destruction, évolution et dissolution, le rêve idyllique de la vision intérieure du dieu et le néant désolé, la terreur du vide, la peur infinie.
Mâyâ représente le cycle complet de l’année, créant et détruisant tour à tour. Cet et, unissant des incompatibles, exprime le caractère fondamental de l’Être Supérieur qui est le Seigneur, celui qui a le Pouvoir sur Mâyâ, et dont l’énergie est Mâyâ. Les contraires ont une même essence, et sont deux aspects du même Vishnu. C’est ce que le mystère essaye de révéler aux Hindous.


[3] Matsya Purâna, CLXVII, 13-25.
[4] Les quatre étapes (âshrama) sont décrites dans Farticle de A. K. Coomaraswamy (N. D. L. R.).
[5] La représentation imagée du mythe hindou demande une compréhension intuitive et circonspecte des termes de psychologie (psychologie du conscient et de l’inconscient). Parmi les différentes interprétations, cette façon de raisonner est recommandée pour Mâyâ, qui est autant un terme psychologique que cosmique. Les formes différenciées et individualisées de l’univers (comprenant la terre aussi bien que les sphères plus élevées ou plus basses des cieux et des mondes souterrains) sont soutenues par l’élément fluide et informe de l’abîme.
Tout a été conçu et s’est développé à partir de ce fluide primaire, et, maintenu grâce à lui. De même, notre individualité, notre personnalité consciente, la psyché que nous connaissons (le rôle que nous jouons, soit dans la société, soit dans la réclusion) est soutenue, tel un microcosme mental et émotionnel dans l’élément fluide de l’inconscient. Ce dernier représente des possibilités en grande partie inconnues de nous-même, distinctes de notre être conscient ; c’est un domaine beaucoup plus vaste, beaucoup plus extraordinaire que notre personnalité connue, et qui, pourtant, la supporte, en constitue le fondement, et l’imprègne tel un fluide qui donne la vie (en même temps qu’il apporte le trouble). L’eau représente l’élément de cette conscience profonde, et contient toute chose — tendances et aspirations — que la personnalité consciente s’efforçant d’atteindre à la sainteté parfaite, dans le cas de Nâfada, a voulu ignorer, et a rejetée. Elle représente l’immense et trouble possibilité de la vie et de la nature qui existe au fond de l’individu, bien que tout à fait à part de l’être conscient perçu et réalisé.