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Approches de l’Inde
HEINRICH ZIMMER : LA MÂYÂ DE VISHNU - ÉTUDE SUR LE SYMBOLISME DE MÂYÂ
Traduit par Claude Servoise
mardi 11 novembre 2008
Extrait de « Approches de l’Inde. Tradition & Incidences. » Dir. Jacques Masui Masui Masui, Jacques . Cahiers du Sud, 1949
LES EAUX DE L’EXISTENCE
La Mythologie hindoue représente l’énigme de Mâyâ graphiquement, au moyen d’un dessin qui rend accessible à l’esprit commun les significations philosophiques de l’énigme. De nombreuses histoires au sujet de Mâyâ nous sont parvenues grâce à la tradition orale. Elles se présentent aujourd’hui sous des aspects variés. Un grand nombre d’entre elles a été fixé sous une forme littéraire, d’autres subsistent sous la forme orale d’un folklore parlé.
On raconte l’histoire d’un ascète semi-divin, Nârada, qui un jour demanda directement à l’Être Suprême de lui enseigner le secret de sa Mâyâ, Ce Nârada dans la mythologie de l’hindouisme est un modèle favori de dévot « engagé dans la voie de la dévotion » (Bhakti-mârga) [1].
En réponse à la longue et fervente austérité de Nârada, Vishnu lui apparut dans son ermitage et lui accorda l’accomplissement d’un vœu. Lorsque Nârada exprima humblement son désir profond, le dieu n’usa point de mots, mais le soumit à une terrible épreuve. La version littéraire de cette histoire nous a été transmise par le Matsya Purâna, un recueil sanskrit, qui fut écrit pendant la période classique de l’Hindouisme médiéval, environ au IVe siècle A.D. L’histoire est racontée par un saint nommé Vyâsa.
Un groupe de saints hommes étaient assemblés autour du vénérable ermite Vyâsa dans son ermitage sylvestre. « Puisque vous comprenez l’ordre divin éternel, » lui dirent-ils, « alors, expliquez-nous le secret de la Mâyâ de Vishnu. »
« Qui peut comprendre la Mâyâ du plus grand de tous les dieux, excepté lui-même ? La Mâyâ de Vishnu nous enveloppe tous de son charme. La Mâyâ de Vishnu est notre rêve collectif. Je peux seulement vous raconter une histoire arrivée autrefois qui montre par un exemple particulier et très instructif comment Mâyâ se manifeste.
Les visiteurs écoutèrent attentivement. Vyâsa commença : « Il était une fois un jeune prince, Kâmadamana, « Dompteur de Désirs » qui, se conduisant en accord avec la signification de son nom, passait sa vie dans la pratique des austérités ascétiques les plus rigoureuses. Mais son père, désirant le marier, s’adressa un jour à lui dans ces termes : « Kâmadamana mon fils, qu’y a-t-il ? Pourquoi ne prends-tu pas une épouse ? Le mariage apporte à l’homme l’accomplissement de tous ses désirs et lui donne un bonheur parfait. Les femmes sont le fondement même du bonheur et du bien-être ; donc, mon cher fils, marie-toi.
« Le jeune homme demeura silencieux, plein de respect pour son père. Mais, lorsque le roi insista et, à plusieurs reprises, le sollicita, Kâmadamana répondit : « Cher père, je me soumets, au destin que mon nom m’impose. Le divin pouvoir de Vishnu qui nous soutient et nous enveloppe, nous, et tout ce qui existe dans le monde, m’a été révélé. » Le roi s’arrêta un moment pour reconsidérer le cas, puis, adroitement, changea d’arguments. Au lieu de faire appel au plaisir personnel, il fit appel au devoir. « Un homme doit se marier, déclara-t-il, afin d’engendrer sa descendance, afin que ses aïeux dans le royaume des pères ne manquent pas d’offrandes de la part de leurs descendants et ne soient pas voués à une misère et à un désespoir incroyables. » « Mon cher père, dit le jeune homme, j’ai déjà vécu des milliers de vies. J’ai expérimenté des centaines de fois la mort et la vieillesse. J’ai connu le mariage et la solitude ; j’ai été brin d’herbe et buisson, reptile et arbre. J’ai vécu au milieu de troupeaux et de bêtes de proie. J’ai été brahmine, femme ou homme, des centaines de fois. J’ai partagé la félicité des demeures célestes de Shiva, j’ai vécu parmi les Immortels. En vérité, il n’y a pas une catégorie d’êtres, même surhumains, dont je n’aie pris la forme. J’ai été démon, diable ou gardien des trésors sacrés à plusieurs reprises, j’ai été un esprit des eaux de la rivière ; j’ai été une jeune fille céleste ; j’ai été aussi roi parmi les serpents-démons. A chaque fois que le cosmos se dissolvait pour être absorbé dans l’essence sans forme du Divin, je disparaissais également, et quand l’univers se recréait à nouveau, je renaissais à l’existence afin de revivre une autre série de vies. Maintes fois j’ai été victime d’une illusion d’existence et ceci même ayant une épouse.
« Laissez-moi vous raconter, continua le jeune homme, un événement qui m’arriva pendant ma dernière incarnation. Mon nom durant cette existence était Sutapas, « Celui dont les austérités sont bonnes ». J’étais un ascète, et ma dévotion fervente à Vishnu, le Seigneur de l’Univers, me valut sa grâce. Satisfait de l’accomplissement de mes vœux, il m’apparut, assis sur Garuda, l’oiseau céleste : « Je t’accorde une faveur, dit-il, quel que soit ton désir il sera exaucé. »
« Si vous êtes satisfait de moi, répondis-je au Seigneur de l’Univers, faites-moi comprendre le secret de votre Mâyâ. » . « A quoi te servirait la compréhension de ma Mâyâ, répondit le dieu, je t’accorderai plutôt une abondance de vie et l’accomplissement de tes devoirs et de tes .tâches sociales, toutes les richesses, la santé, le plaisir et des fils héroïques. » — « Ceci, dis-je, est ce dont je désire le plus me débarrasser, et que j’aspire à dépasser. » Le dieu continua : « Personne ne peut comprendre ma Mâyâ. Personne ne l’a jamais comprise. Il n’y aura jamais personne capable d’en pénétrer le secret. Il y a très, très longtemps vivait un divin et saint prophète nommé Nârada. Il était un fils direct du dieu Brahmâ lui-même, plein de dévotion fervente envers moi. Comme toi il mérita ma faveur et je lui apparus exactement comme je t’apparais maintenant. Je lui accordai ma faveur, et il émit le même vœu que celui que tu viens de formuler. Alors, tandis que je l’avertissais de ne pas essayer de pénétrer plus loin dans le secret de ma Mâyâ, il insista de la même façon que toi. Je lui dis : « Plonge dans l’eau là-bas et tu connaîtras le secret de ma Mâyâ. » Nârada plongea dans le bassin, il en ressortit sous la forme d’une jeune fille.
« Nârada sortit de l’eau sous la forme de Sushila « La Vertueuse », la fille du roi de Bénarès, et peu après, alors qu’elle était dans la fleur de sa jeunesse, son père la donna en mariage au fils du roi voisin de Vidarbha. Le saint prophète et ascète, sous la forme d’une femme, connut pleinement les joies de l’amour. Quand vint son temps, le vieux roi de Vidarbha mourut, et l’époux de Sushila lui succéda. La belle reine avait de nombreux fils et petits-fils et était incomparablement heureuse.
« Le temps s’écoulant, un différend s’éleva entre le mari et le père de Sushila, différend qui bientôt dégénéra en guerre violente. Au cours d’une unique et terrible bataille, un grand nombre de ses fils et petits-fils, son père et son mari furent tués. Lorsqu’elle apprit ce massacre elle se rendit en pleurs de la capitale au champ de bataille pour y exprimer solennellement sa désolation. Elle ordonna un énorme bûcher funéraire et y plaça elle-même les cadavres de ses parents : frères, fils, neveux et petits-fils et y déposa enfin côte à côte les corps de son mari et de son père. De sa propre main elle enflamma le bûcher avec une torche et lorsque les flammes s’élevèrent s’écria à haute voix : « mon fils, mon fils ». Puis », enfin, se jeta elle-même dans le brasier. Celui-ci se refroidit immédiatement et le bûcher se transforma en un bassin plein d’eau. Sushila se retrouva au milieu des eaux mais de nouveau sous l’aspect du Saint Nârada. Le dieu Vishnu, tenant le saint par la main, le fit sortir de l’étang cristallin.
« Lorsque le dieu et le saint arrivèrent au rivage, Vishn. ii demanda avec un sourire mystérieux : « Quel est ce fils dont m pleurais la mort ? » Nârada demeura confondu et honteux. Le dieu continua : « Cette histoire est semblable à ma Mâyâ, triste, sombre, et maudite. Ni Brahmâ né dans le lotus, ni aucun autre d’entre les dieux, ni Indra, ni même Shiva, ne peuvent en sonder la profondeur illimitée. Pourquoi et comment pourrais-tu connaître cet impénétrable ?
« Nârada implora alors le dieu de lui accorder la foi parfaite et la dévotion et la grâce de se souvenir de cette expérience pour tous les temps à venir. De plus, il demanda que le bassin dans lequel il était entré comme dans une source d’initiation, devînt un saint lieu de pèlerinage et que ses eaux, grâce à la présence secrète" et éternelle en elles du dieu qui y était entré pour sortir le saint, de leur profondeur magique, soient douées du pouvoir de laver de tout péché. Vishnu exauça ces pieux désirs et au même instant disparut, se retirant dans sa démeure cosmique de l’océan de lait. »
« Je t’ai raconté cette histoire », conclut Vishnu, avant de disparaître de la même manière aux yeux de l’ascète Sutapas, « afin de t’apprendre que le secret de ma Mâyâ est impénétrable. Si tu le désires, tu peux aussi plonger dans l’eau, et tu sauras pourquoi il en est ainsi. »
« Sur quoi, Sutapas (c’est-à-dire le prince Kâmadamana dans sà dernière incarnation) plongea dans les eaux du bassin. Comme Nârada, il en ressortit sous la forme d’une jeune fille et se trouva ainsi engagé dans une nouvelle vie. »
Depuis la période reculée des Vêdas, jusqu’à l’Hindouisme actuel, l’eau a toujours été considérée aux Indes comme la manifestation tangible de l’Essence divine. « Au commencement tout était semblable à un océan sans lumière », est-il dit dans un hymne ancien [2].
Et depuis ce jour, un des objets de culte le plus courant et le plus simple dans le rituel quotidien est une jarre ou une cruche remplie d’eau symbolisant la présence de la divinité, et tenant lieu d’image sacrée. L’eau est regardée, pendant la cérémonie, comme la demeure, le siège (pîtha) du dieu.
Les eaux sont une matérialisation élémentaire de l’Énergie-Mâyâ de Vishnu. Elles sont l’élément qui maintient la vie circulant dans la nature sous forme de pluie, de sève, de lait et de sang. Elles sont la substance fluide du pouvoir de changement. Par conséquent, dans le symbolisme des mythes, plonger dans l’eau signifie pénétrer dans le mystère de Mâyâ, rechercher l’ultime secret de la vie. Lorsque Nârada, le disciple humain, demande qu’on lui enseigne le secret, le dieu ne lui répond par aucune formule verbale, par aucun enseignement. Il désigne simplement l’eau comme étant l’élément d’initiation. Illimitées et impérissables, les eaux cosmiques sont à la fois la source immaculée et l’anéantissement de toutes choses.
Par un pouvoir de transformation, l’énergie de l’abîme se déploie ou assume des formes individualisées, douées d’une vie temporaire et d’une conscience limitée. Durant un instant elle nourrit et soutient ces formes d’une sève vivifiante. Puis elle les dissout à nouveau sans merci et sans distinction, les renvoyant à l’énergie anonyme qui les a engendrées. C’est là le travail et le caractère de Mâyâ, le sein universel qui consomme tout. Cette ambivalance du redoutable-en-même-temps-que-bienveillant est un trait dominant dans tout le symbolisme et toute la mythologie hindoue. Il est essentiel au concept hindou de la divinité. Non seulement le dieu suprême et sa Mâyâ, mais chacune des divinités de l’abondant panthéon de la grande tradition est un paradoxe : possédant en même temps le pouvoir de maintenir et de détruire, de prodiguer des bienfaits et de les reprendre en détruisant.


[1] Le plus ancien document classique relatif au Bhakti-Mârga, cette humble soumission du cœur à la grâce infinie de l’Être Suprême, est la Bhagavad-Gîtâ. Ces moyens ou techniques (Mârga) étaient observés à des époques très anciennes, lorsque le Dharma était plus actif dans l’univers et dans l’homme. Ils ne concordèrent plus du tout avec les besoins de l’homme dans le Kali Yuga. Karma-Mârga, la voie de l’activité rituelle et professionnelle et Jnâna-Mârga, la conception intuitive du divin et son identité avec le moi intérieur, se rapportent alors aux techniques du Bhakti-Mârga, la voie de la fervente dévotion. Le dévot s’humilie lui-même avec un pieux amour devant la personnification du divin, représentée par Vishnu, en particulier dans les incarnations ou avatâras : Krishna et Râma.
Bhakti signifie littéralement « participation » « part » ; le Bhakta est celui qui se donne à la divinité ; et ce don de lui-même implique l’amour ainsi que l’exprime Mîrâ Bâi dans ces vers bien connus :
J’ai donné totalement, mesuré jusqu’au dernier grain, Mon amour, ma vie, mon âme, mon tout...
(Note de A. K. Coomaraswamy.)
[2] Rig Vêda, X, 129, 3. Voir aussi 1b, X, 121, 8,Shatapatha Brahmana, XI, I, 6, 1, etc..