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La connaissance et l’être

Frank : La connaissance et l’être (avant-propos)

Semyon Frank

vendredi 29 août 2014

Extrait de « La connaissance et l’être », de Semyon Frank, Aubier.

Trop souvent la philosophie a oscillé entre ces deux aspects du connaissable, et, suivant la préférence du philosophe, l’idéalisme ontologique a discrédité l’expérience ou l’empirisme attaqué l’indépendance de la vérité par rapport à l’histoire. On a mis alternativement l’Absolu dans la nécessité idéale du rapport pensé ou dans l’existence constatée, sentie, dans ce que le fait comporte de catégorique. A l’encontre de ces options, il faut reconnaître aussi bien l’impossibilité d’échapper à l’apodictique que l’impossibilité de se refuser au donné. « Cela doit être » et « Il en est ainsi », voilà les deux principes entre lesquels la philosophie s’est partagée et qu’elle doit coordonner. Le rationnel en tant qu’indépendant du donné, le donné en tant qu’indépendant du rationnel ne doivent pas être substitués à leur solidarité réelle.

C’est elle que l’on retrouve quand, avec la pensée de l’auteur, on atteint à l’Un en tant que source indivise du rationnel et de l’individuel. Le chapitre xi nous a avertis (p. 273) que l’Un absolu est l’unité de l’extra-temporel et du temporel ; ce qui permet de le dire trans-temporel. Encore l’Un absolu nous resterait-il extérieur et étranger si nous ne pouvions pas du tout l’atteindre. Il ne doit pas en être ainsi. S’il est vrai qu’il est partout, si la connaissance et le réel se contaminent l’un l’autre, si le subjectivisme est définitivement réfuté, nous devons pouvoir nous unir à l’Un par la même immédiation par laquelle il s’unit à nous.

Cette connaissance réelle est la connaissance vivante ; c’est le « vécu pensant ». Les jugements généraux, la pensée de la nécessité, la rationalité s’y conjoignent d’une manière imprévisible avec l’appréhension de l’instant, chargé du passé le plus récent, gros de l’avenir prochain. Objectivité et historicité s’y présentent comme deux aspects d’une unité qui les transcende. Nous nous y fondons avec la vie de l’Un, qui nous apparaît dans cette, communion, non comme une unité immobile ou comme un épanchement irrationnel, mais comme une sagesse généreuse. Par la connaissance vivante, nous comprenons toutes choses du dedans et dans leur source à la manière dont se comprend une oeuvre d’art ; tandis que celui qui manque cette connaissance est condamné à « perdre la tête », soit qu’il s’égare sur les chemins de théories sans référence à l’expérience historique, soit au contraire qu’il se disperse entre des qualités isolées de leur source et de leurs liens. Qu’il revienne à l’Un, et il lui sera à nouveau donné de reconnaître son éternelle jeunesse.

Dans ce retour, il ne fera que suivre l’exemple que lui donne l’auteur. Issue d’une communion sincère avec l’inquiétude et le malaise de notre époque, cette métaphysique a dégagé le mouvement par lequel l’esprit se porte vers une conviction à la fois vraie, parce qu’elle est transcendante aux sujets, et juste, parce qu’elle domine la partialité des opposés. C’est maintenant aux lecteurs à en apprécier l’ampleur et la fécondité. Nous n’avions qu’à lui présenter l’auteur, en aidant, autant que faire se peut, à ce qu’il sympathise avec l’esprit et l’intention de son ouvrage.

L. L. et R. L.


Sans la compétence, l’obligeance et le soin de Georges Gurvitch, cette traduction n’aurait pu paraître. C’est lui qui a organisé le travail des traducteurs et vérifié jusque dans son détail la conformité de la version française avec l’original. Nous lui manifestons ici toute notre reconnaissance.

L. L. et R. L.