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Approches de l’Inde

Aurobindo : LA CLEF DU VÊDA

Trad. F. Berys et R. Allar (révisé par l’auteur)

lundi 3 novembre 2008

Ce texte constitue l’importante introduction aux Hymns to the Mystic Fire, extraits du Rig Vêda, traduits par Shrî Aurobindo et parus en 1946 (Shrî Aurobindo Ashram, Pondichéry. Traduit par F. Berys et R. Allar et révisé par l’auteur.

Ce qui préoccupait surtout les Mystiques, c’étaient la connaissance de soi-même et une compréhension moins superficielle du monde. Ils découvrirent que dans l’homme, derrière l’apparence corporelle, il y a un moi plus profond, un être plus intime, que l’homme a pour tâche suprême de chercher et de trouver. « Connais-toi toi-même » fut leur grand précepte ; tout comme dans l’Inde, la connaissance du grand Soi, de l’Atman, devint la grande nécessité spirituelle, le but le plus élevé pour l’homme. Ils découvrirent aussi une Vérité, une Réalité sous les aspects visibles de l’univers et, poursuivre cette Vérité, s’y attacher et la réaliser fut leur grande préoccupation. Ils décelèrent dans la Nature des secrets et des pouvoirs qui n’étaient pas ceux du monde physique mais qui pouvaient procurer la domination occulte de l’univers et des choses sensibles. Systématiser cette science et ces pouvoirs occultes fut également pour eux une préoccupation majeure. Mais tout cela ne pouvait être accompli sans danger qu’au moyen d’une préparation poussée, d’une discipline ardue et d’une purification rigoureuse. Le vulgaire ne pouvait y prétendre. Si des hommes s’étaient mêlés de ces choses sans avoir passé par des épreuves et un entraînement sévères, c’eût été dangereux autant pour eux-mêmes que pour les autres. Ils auraient pu faire un mauvais usage de cette connaissance et de ces pouvoirs, les dénaturer, changer la vérité en erreur et le bien en mal. C’est pourquoi le secret le plus total fut observé et la connaissance transmise d’une façon mystérieuse, de maître à disciple. On créa un voile de symboles pour envelopper ces mystères, ainsi que des expressions compréhensibles pour les initiés mais que les autres ignoraient ou prenaient dans leur sens littéral^ qui dissimulait soigneusement leur signification et leur secret véritables. Telle fut, en tous lieux, l’essence du mysticisme.

Il est de tradition dans l’Inde, depuis les temps les plus reculés que les Rishis, les voyants-poètes du Vêda, furent des hommes de cette sorte, doués d’un grand savoir spirituel et occulte, inaccessible au vulgaire, et qu’ils transmirent ce savoir et ces pouvoirs au moyen d’une initiation secrète à leurs descendants et à des disciples choisis. On a supposé gratuitement que cette tradition ne reposait sur rien, qu’elle n’était qu’une superstition surgie brusquement ou formée lentement, chimérique et sans aucun fondement. Cette tradition doit pourtant en avoir un, si fragile ou si déformé qu’il soit par les légendes et les apports des siècles. Et s’il en est ainsi, alors, inévitablement, les voyants-poètes ont dû livrer dans leurs écrits une parcelle de leur savoir secret, de leur science mystique ; et si cet élément s’y trouve, si bien caché qu’il soit sous un vocabulaire occulte ou sous la technique des symboles, on doit pouvoir dans une certaine mesure, le découvrir. Il est vrai qu’un langage archaïque, des mots désuets — Yaska en dénombre plus de quatre cents dont le sens lui échappe —, mots dont la signification est encore obscurcie par une diction souvent difficile et surannée, la méconnaissance des symboles dont les » mystiques n’ont pas divulgué le glossaire, ont rendu le sens du Vêda inintelligible aux générations récentes. Même au temps des Upanishads, les chercheurs spirituels de l’époque durent recourir à l’initiation et à la méditation pour pénétrer ces arcanes, tandis que par la suite les savants déroutés et livrés aux suppositions durent forger mentalement des interprétations ou tout expliquer au moyen des mythes et des légendes tirés des Brahmanas, qui sont eux-mêmes souvent symboliques et obscurs.

Pourtant faire cette découverte sera le seul moyen de connaître la signification et la valeur véritables du Vêda. Nous devons prendre au sérieux les allusions de Yaska, admettre avec les Rishis que les Vêdas contiennent la « Sagesse des voyants », sont les « paroles des voyants » et rechercher tout ce qui peut nous servir de guide pour comprendre cette sagesse antique. Sinon le Vêda restera toujours un Livre scellé, — les grammairiens, les étymologistes, les hypothèses des savants, seront impuissants à ouvrir pour nous la chambre close. Car c’est un fait que la tradition d’un sens secret et d’une sagesse mystique contenus dans les Riks du Vêda, est aussi ancienne que le Vêda lui-même. Les Rishis védiques pensaient que leurs Mantras jaillissaient des plans supérieurs et cachés de la conscience et contenaient ce savoir secret. Les paroles du Vêda ne pouvaient être comprises dans leur sens véritable que par un homme qui était lui-même un voyant ou un mystique, tandis qu’elles dérobaient aux autres leur savoir caché.

Dans l’un des hymnes de Vâmadêva, du quatrième Mandala (IV, 3, 16), le Rishi se désigne lui-même comme un illuminé exprimant par sa pensée et son discours, des paroles de bon conseil, « des paroles secrètes » (ninyâ vacâmsï) — « paroles de poète inspiré qui livrent leur signification intérieure à l’inspiré » (kâvyâni kavaye nivachanâ). Le Rishi Dîrghatamas dit que les Riks, les Mantras du Vêda, existent dans « un éther suprême, impérissable et immuable où se trouvent tous les dieux » et il ajoute : « que peut faire avec le Rik celui qui ne connaît pas Cela ? » (I, 164, 39). Il fait ensuite allusion aux quatre plans d’où jaillit la parole. Trois d’entre eux sont enfouis dans le silence, tandis que le quatrième est humain et c’est en lui que se situe le langage ordinaire ; mais les paroles et la pensée du Vêda appartiennent aux plans supérieurs (I, 164,46).

Ailleurs, dans les Riks, la Parole védique est désignée (X, 71) comme la Parole suprême, le discours le plus élevé, le meilleur, le plus parfait. Elle est cachée dans les régions secrètes d’où elle sourd et se manifeste. Elle a pénétré dans l’esprit des voyants de la Vérité, les Rishis, et on la découvre en se conformant à leurs paroles. Mais tous ne peuvent pénétrer son secret. Ceux qui ne connaissent pas le sens intérieur sont pareils à des hommes qui ont des yeux et ne voient pas, qui ont des oreilles et n’entendent pas ; la Parole ne se livre qu’à un homme parmi d’autres, qu’elle désire comme une épouse magnifiquement vêtue, offrant son corps à son mari. D’autres qui sont incapables de boire avec persévérance le lait de la Parole de la Vache védique, se comportent avec elle comme si elle ne donnait pas de lait et pour eux la Parole est semblable à un arbre sans fleurs et sans fruits.

Il s’ensuit sans aucun doute que déjà à l’époque où l’on comprenait le Vêda, les Riks étaient censés receler un sens secret qui n’était pas accessible à tous. Il y avait un savoir occulte et spirituel dans les hymnes sacrés et ce n’est qu’en possédant ce savoir, est-il dit, qu’on peut connaître la vérité et s’élever à une existence supérieure. Cette croyance n’est pas de tradition récente, mais elle a été soutenue par tous et, évidemment, par quelques-uns des plus grands Rishis, comme Dîrghatamas et Vâmadêva. Ainsi, la tradition existait et elle se maintint après les temps védiques.