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Approches de l’Inde
Herbert : INTRODUCTION A LA MYTHOLOGIE HINDOUE
Jean Herbert
lundi 3 novembre 2008
Extrait de « Approches de l’Inde »
Il faut dire encore quelques mots de la permanence, de la cohérence et de la continuité, non seulement de chaque Dieu, mais de chaque mythe particulier tout au long de l’histoire de l’hindouisme — dans la mesure où cette histoire nous est connue. Car nos indianistes, non informés du sens profond de ces mythes et entraînés par l’habitude occidentale récente de tout voir sous l’angle de l’évolution historique, ont interprété toute différence de description ou d’attitude entre deux textes comme révélatrice d’une transformation qui aurait eu lieu à un moment donné de l’histoire. Rien de plus faux [39].
Mais évidemment, lorsqu’on n’a pas compris que le « dieu de la destruction » est celui qui détruit le monde des multiplicités dans la conscience duquel nous vivons et par là nous fait retourner au « paradis perdu » de l’Unité, de l’Absolu, de la « conscience-de-Brahman », il est difficile de trouver logique que ce Dieu destructeur terrible et impitoyable, Rudra, soit en même temps le bienfaisant, Shiva. Et si l’on ne voit dans les invocations védiques que des formules magiques quelque peu naïves, on considère comme une grande innovation l’apparition dans des textes de compilation plus récente (sous leur forme actuelle tout au moins) de la bhakti (dévotion) envers Vishnou-Krishna.
En vérité, il y a bien évolution, mais d’une tout autre nature. C’est celle qui résulte de la succession des quatre âges (yugas) qui composent un cycle (manvantara). Shrî Aurobindo l’a admirablement précisé en 1921 : « La lîlâ divine se développe toujours par un mouvement circulaire, du satya-yuga au kali-yuga et du kali [40] au satya, de l’âge d’or à l’âge de fer pour retourner ensuite de l’âge de fer à l’âge d’or. En langage moderne, le satya-yuga est une époque du monde dans laquelle s’est constituée une harmonie stable et suffisante et où l’homme réalise pendant un certain temps, et sous réserve de certaines conditions et limitations, la perfection de son être. L’harmonie existe dans sa nature, par la force même d’une pureté bien assise ; mais ensuite elle commence à se défaire et l’homme la maintient, dans le tretâ-yuga, par la force de la volonté, individuelle et collective ; elle se défait davantage encore et dans le dvâpara-yuga, il s’efforce de la préserver par des règles d’ordre intellectuel, par le consentement commun et par la contrainte ; enfin dans le kali-yuga, cette harmonie s’effondre et est détruite. Mais le kali n’est pas uniquement un mal, car en lui se constituent progressivement les conditions nécessaires pour un nouveau satya, une autre harmonie, une perfection plus avancée. Dans la période de kali que nous venons de traverser, dont les effets durent encore, mais qui touche à sa fin, il y a eu destruction générale de la culture et de la connaissance anciennes. Il ne nous en est resté que quelques fragments dans les Vêdas, les Upanishads et d’autres livres sacrés, et dans des traditions confuses. Mais le moment est venu d’amorcer le mouvement de remontée, de procéder aux premières tentatives pour construire une harmonie et une perfection nouvelles » [41]. Quinze ans plus tard, dans une lettre récemment publiée, Shrî Aurobindo précisait : « Nous pouvons dire qu’ici, dans l’Inde, le règne de l’Intuition est venu en premier, le Mental intellectuel ne se développant que plus tard dans la philosophie ultérieure et la science » [42]. Ce qui nous fournit la clef des différences entre les modes d’explications auxquels ont eu recours diverses époques, sans que nous ayons à faire intervenir la notion d’évolution historique si absolument contraire à l’esprit hindou — et après tout les Hindous sont mieux qualifiés que nous pour comprendre et expliquer leurs dieux. De la « vision » védique directe, globale, fournie par une « intuition » supra-rationnelle, et que seuls peuvent traduire dans le langage humain des symboles aussi insuffisants qu’hermétiques, compréhensibles par la méditation, l’ascèse et l’initiation, on est descendu successivement au mythe [43], déjà plus intellectualisé, tel que le rapportent les Purânas (les « anciennes » Écritures, beaucoup plus anciennes que ne le fait penser la langue dans laquelle elles nous sont parvenues), puis à l’exposé déjà de caractère presque entièrement intellectuel des Upanishads, et enfin — dernière étape avant la totale incompréhension matérialiste — aux subtilités philosophiques des dar-shanas. Mais quelles que soient les façons de les décrire, les vérités vues et rapportées restent les mêmes.
Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’il ait pu se produire une certaine « évolution » dans la conception que l’homme a de Dieu, ou plutôt de ce qu’il y cherche. Vivekânanda l’indiquait déjà sommairement à l’usage des Occidentaux [44], Shrî Aurobindo l’a précisé bien davantage dans une étude destinée avant tout au lecteur indien [45]. Sans entrer dans le détail, on peut dire que cette évolution est double : d’une part, les générations nouvelles cessent de pouvoir comprendre une partie de ce qui leur avait été transmis [46] et choisissent dans ce qu’elles comprennent encore ce qui leur est pratiquement utile ; d’autre part, en sens inverse, de grands sages à toutes les époques, dignes continuateurs de leurs devanciers, poursuivent leur exploration des mondes des dieux et en rapportent, sur certains points particuliers, des explications, des descriptions plus entières, plus cohérentes, plus perspicaces qu’on ne l’avait fait avant eux. Mais pour celui qui veut aborder l’étude de la mythologie hindoue, de tels détails ne présentent pas plus d’intérêt que n’en offrirait la lecture des Variations des églises protestantes pour un Hindou voulant acquérir une première notion générale de ce que représente le christianisme. Et ils comportent un même danger de plonger un débutant dans une inextricable confusion qui l’empêcherait définitivement de comprendre les idées générales.


[39] « The preconceived actions of a superficially-scientific view of the évolution of man’s mind and thought have worked havoc with the real sense of the Veda ». V. Chandrasekharam.
[40] À ne pas confondre avec Kâlî.
[41] The yoga and its objects, Chandernagore, p. 9-10.
[42] Letters, p. 6.
[43] Cf. Shrî Aurobindo, dans Selected Hymns, (Pondichéry, Arya).
[44] Jnâna-Yoga, Paris, Albin Michel, 4e édit., p. 69-70.
[45] La Kena Upanishad, p. 78-79 et 84-85.
[46] Cela est clairement expliqué au début de beaucoup des textes sacrés, qui déclarent catégoriquement n’être que le résultat d’abréviations successives de textes originaux beaucoup plus longs, abréviations opérées au fur et à mesure que l’humanité devenait incapable de tout comprendre.