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Dante, visionnaire de l’éternité
Guardini : L’ANGE DANS LA DIVINE COMÉDIE (II)
Romano Guardini
mardi 15 juillet 2014
Extraits de « Dante Dante Dante, Alighieri (1265-1321) , visionnaire de l’éternité », de Romano Guardini. Trad. Jeanne Ancelet-Hustache
Quand on avance à travers la Divine Comédie, cette situation se renouvelle constamment. Elle révèle un élément ultime non seulement de l’image du monde chez le poète, mais aussi de la structure intérieure de son oeuvre. Pour lui, les choses et les domaines ne sont pas un simple acheminement. On ne peut pas si facilement passer de l’un à l’autre, de bas en haut, du commencement à la réalisation. Sans cesse on voit s’ouvrir des ruptures qualitatives ; une avancée prend fin, un degré se ferme. Pour que le mouvement se poursuive, quelque chose doit arriver, venu de l’autre côté, descendant d’un plan supérieur. En langage philosophique, cela représente une conception aristocratique de l’existence qui peut prendre la densité d’une conception tragiquement pessimiste ; en langage théologique, c’est l’image du monde de la grâce. Et il ne s’agit pas là d’une conception sentimentale ou poétique qui fait de tout une « grâce » et par là supprime son caractère, mais d’une conception authentique où la grâce est réalité, et où la nature aussi est réalité (cet « aussi » est nécessaire, bien que, dans son sens absolu, il soit faux, car il maintient les différences), de sorte que le mouvement arrive sans cesse aux confins et que la crise se produit.
C’est ce qui a lieu ici, et à l’endroit le plus important. Dante Dante Dante, Alighieri (1265-1321) est impuissant. Mais Virgile aussi est désemparé et ne peut qu’attendre du secours. Alors il est dit :
« Déjà venait sur les ondes troublées le fracas d’un son plein d’épouvante qui faisait trembler les deux rives.
Il ne différait pas d’un vent rendu impétueux par les ardeurs contraires qui s’abat sur la forêt et, sans que rien l’arrête,
brise, abat les rameaux et les projette au loin ; il avance, poudreux et superbe, et fait fuir les bêtes et les bergers.
Il (Virgile) dégagea mes yeux et me dit : « Dirige maintenant la vigueur de ta vue sur cette antique écume, là-bas où la fumée est plus acre. »
Comme les grenouilles devant la couleuvre ennemie se dispersent toutes à travers l’eau jusqu’à la terre où chacune se blottit,
je vis plus de mille âmes ravagées fuir devant un qui, avançant, passait le Styx à pied sec.
De son visage il repoussait l’air épais, portant souvent la main gauche en avant, et de cet ennui seul il semblait être las.
Je remarquai bien qu’il était envoyé du ciel et me tournai vers le Maître ; il me fit signe de me taire et de m’incliner devant lui.
Ah ! comme il me parut plein de dédain ! Il vint à la porte, l’ouvrit avec une baguette sans que rien s’opposât.
« O bannis du ciel, gent méprisée, commença-t-il sur l’horrible seuil, d’où tirez-vous cette outrecuidance ?
Pourquoi vous regimber contre la volonté que rien ne peut détourner de sa fin et qui souvent déjà accrut votre souffrance ?
A quoi bon se heurter aux destins ? Votre Cerbère, s’il vous en souvient bien, en porte encore pelés menton et gorge. »
Puis il s’en retourna sur la route boueuse sans nous dire mot, mais il ressemblait à l’homme étreint et mordu par un autre souci
que celui de l’homme qu’il a devant lui ; et nous nous mîmes en marche vers l’intérieur, rassurés après les paroles saintes. »
Enfer., IX, 64-103.

