Accueil > Shruti - Smriti > Gaboriau : Le point de départ est-il l’« Épochê » husserlienne ?
L’entrée en métaphysique
Gaboriau : Le point de départ est-il l’« Épochê » husserlienne ?
Florent Gaboriau
mercredi 30 juillet 2014
Extrait de Florent Gaboriau Gaboriau Florent Gaboriau (1921-2002) , « L’Entrée en Métaphysique »
Nous donnions à l’instant un sens éminent légitime, un sens obligatoire, à l’épochê husserlienne, synonyme d’abstraction, de dégagement-prolongement. Le « doute » aussi a sa place en métaphysique, en un sens voisin de celui de Descartes. De fait, si toute question concernant « l’être », comme tel, peut légitimement être posée à la science qui se promet de l’étudier, la question même de son existence doit être aussi, paradoxalement mais certainement, posée. Reconnaissons que c’est une question toute première, disons un préalable. Mais si on la considère comme étant métaphysique, c’est qu’on accepte de la « considérer » cette question, au niveau de dégagement voulu, où ce qui nous est proposé, à nous métaphysiciens, par tous les autres savants, c’est l’être prétendu objectivé par eux. Nous ne pouvons faire autrement que de considérer ce-qui-nous-est-présenté, avant que de le refuser ou de le déclarer non-avenu (comme existant). La question dont il s’agit peut donc bien faire l’effet d’une question primordiale, je ne repousse point le qualificatif.
Mais c’est alors un fait positif (dont tous les autres sont témoins) que cette question elle-même, comme toute question particulière, implique la projection d’un « rapport à l’être », sans lequel ce doute même, tout primitif et initial qu’on le veuille, ne saurait être constitué. Son oscillation y trahit le rapport.
La formulation la plus approchante serait donc pour le point de départ non pas : je doute, donc je suis (je suis pensée, je suis âme pensante, — détermination psychologique !) ni même, je cogite, donc je m’abstrais (moi philosophique, au-dessus du moi nature, — ce retrait abstractif étant seulement une condition sine qua non de la « vue » à avoir) ; mais j’interroge, donc je suis inter-esse ; je questionne, donc je confère ; j’examine, donc je vois. Sur et dans l’objectif que je vise, le « point de départ » pris en considération ne saurait être ni l’abstraction préliminaire (réduction husserlienne) qui en est la condition, ni une affirmation déjà postérieure (comme celle d’un doute limité par une certitude évidente du moi-pensant,) mais une prise interrogative, une saisie référentielle dont l’ « être » est vraiment l’objet !
Alors, et dans l’acte même de cette prise, la métaphysique vient d’embrayer. Son point de départ était donc l’être, — l’être à quoi on « rapporte », à quoi on s’intér-esse. Tel est le pré-supposé (bien attesté par les autres), tel est l’objet (à étudier précisément). Il n’est point de questions, dans l’esprit des humains, qui ne puissent ainsi donner « lieu » à une prospection métaphysique, si l’on veut bien y considérer au-delà de la préoccupation particulière (où est Bernard ? quelle « passion » occupe l’homme ?, etc.) la dimension proprement existentielle : que signifie ce « où » ? que veut dire « passion » ? La question métaphysique est donc vaste comme le monde : celui-ci en est comme le « lieu », au sens où on parle ailleurs de « lieux théologiques ». Mais la question métaphysique porte en toutes choses sur un point très précis : quel est le sens de ce monde ? qu’y a-t-il de réel en définitive ? de tout ce qui advient. que reste-t-il ? que signifie au poids de l’être tout ce qui se passe ? Figure ou réalité, qu’en est-il en vérité ? ou en illusion ?
Ainsi croyons-nous nécessaire de dépasser... « cette position même de l’homme comme sujet qui est caractéristique des temps modernes et qui permet aux philosophies les plus opposées de revendiquer avec les » mêmes droits l’héritage de Descartes. Idéalisme, matérialisme, existentialisme ont en effet ceci de commun qu’ils ne se développent et ne s’affrontent qu’à la faveur et au profit d’un même nihilisme, celui dans lequel l’être n’est plus rien » (H. Birault, Existence et vérité d’après Heidegger, p. 40).
Cogitant — sans s’apercevoir que le plus petit doute, pour exister, le suspend à une valeur d’être, — l’homme sur ses « ergots » réduit le monde à l’état de représentation, au lieu de se prendre « initialement » pour ce qu’il est, petit être plongé dans l’être, être parmi les étants qu’il interroge, pour savoir quelque chose — mais ayant par là sur eux cette supériorité qui donne le branle à toute sa carrière métaphysique : cette supériorité d’avoir faim justement et de réel. Curieux humanisme que celui où l’on croit grandir le sujet humain en l’exorbitant, — dès son principe, — en le privant, a priori, de sa vocation la plus haute à un « savoir » métaphysique, en le retenant de se placer sur l’orbite la plus vaste.
Cependant l’énergie de sa promotion décisive est dans l’homme. Dans la pensée elle-même. Encore faut-il que la visée soit correcte. Ou, le cas échéant, corrigée, car la porte est étroite... Descartes le soupçonnait, à ce qu’il semble aux précautions qu’on le voit prendre, pour ce qu’il estime la chose du monde la plus importante. Ses conseils méritent d’être retenus, une fois faites les rectifications qui s’imposent. Si bien qu’il est possible de conclure en en appelant de Descartes à Descartes, pour justifier l’attention que nous avons dû mettre à ces discernements : « Toute la méthode consiste dans l’ordre et la disposition des choses vers lesquelles il est nécessaire de tourner tous les efforts de son esprit pour découvrir quelque vérité. Nous la suivrons de point en point si nous ramenons graduellement les propositions obscures et embarrassées à de plus simples et si partant de l’intuition des choses les plus faciles nous tâchons de nous élever par les mêmes degrés à la connaissance de toutes les autres.
C’est en cela seulement qu’est renfermée la perfection et l’habileté humaine, et l’observation de cette règle n’est pas moins nécessaire à celui qui veut aborder la science, que le fil de Thésée à celui qui voudrait pénétrer dans le labyrinthe » (Règles, V).

