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Nouvelle initiation philosophique
Gaboriau : Langage et logique de l’argent
Phénoménologie de l’existence
dimanche 16 juin 2013
Extrait de Florent Gaboriau Gaboriau Florent Gaboriau (1921-2002) , "Nouvelle initiation philosophique", Tome III.
En suite de cette distinction, Aristote professe une doctrine sur la stérilité de l’argent, et sur la condamnation du prêt à intérêt qui dominera pendant près de vingt siècles l’histoire économique (et dont en 1516 le Concile de Latran reprendra la formule essentielle : non parit pecunia pecuniam) [1]. Est-elle bien fondée en raison ?
On a parfaitement raison de haïr le prêt à intérêts (obolostatique). Par là, en effet, l’argent devient lui-même productif et se trouve détourné de sa fin qui était de faciliter les échanges. Mais l’intérêt multiplie l’argent, de là, précisément, le nom qu’il a reçu en grec où on l’appelle rejeton (tokhos). De même en effet que les enfants sont de même nature que leurs parents, de même l’intérêt, c’est de l’argent, fils d’argent ; mais de tous les moyens de s’enrichir, c’est aussi le plus contraire à la nature (Pol., I, 3, 23). Cf. Éthiq. Nic., IV, I, 37, 1.
Une vue plus exacte des choses ne doit-elle pas ici modifier la théorie, et engendrer une autre pratique universellement adoptée désormais ? De même qu’il y a une fécondité du langage qui se donne libre cours dans le syllogisme, de même il y aurait un processus « logique » qu’on a vu se développer du prêt à intérêt. Celui-ci est admissible à condition justement que la mesure y soit gardée en proportion de ce que l’argent peut dire à juste titre et qu’il exprime en fait comme substitut du travail [2].
Le juste titre d’un assignat, c’est sa valeur (SR). Mettons qu’une somme soit posée là comme une affirmation. On l’accouple à une autre, on la met en œuvre, on l’applique à quelque autre valeur ; il s’ensuit un mouvement inédit, un dynamisme, une éloquence nouvelle, dont ni la première ni la seconde proposition n’étaient par elles-mêmes porteuses, mais que leur union a déterminés. L’une et l’autre ont à l’action terminale une participation, qu’il est juste de reconnaître. L’argent immobile reste infécond : mais enclenché, par le prêt, sur une autre valeur (d’opération, celle-là, de travail et d’ingéniosité) il devient productif. De lui-même, comme signe isolé, on n’aurait pu rien conclure, rien sortir. Mais accouplé, il enfante : c’est juste. Deux valeurs juxtaposées sont logiquement comme deux propositions sans lien. Mais que l’une ou l’autre vienne, par le biais du prêt, à rejoindre le réel, elles se prêtent mutuellement secours, les voilà greffées sur l’existence (au lieu de rester passives), les voilà en acte et par le médium de l’action-raison, génitrices, dans une certaine mesure, de l’effet recueilli, l’intér-est engage un signe dans le réel ; ou plutôt il est le résultat enfanté par cet engagement, tandis que le solipsisme de l’argent le condamnerait à rester improductif. C’est de l’argent célibataire.


[1] Id. chez K. Marx, Le Capital, liv. I, ch. 5, tr. Roy, p. 67, col. 2.
[2] Remarquons au passage, la terminologie qui manifeste ce rapport de l’argent à autre chose qu’un pur signe : on parle d’« effet », de « compte », d’« action », etc. Prendre une action, c’est prendre une participation.