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Origène et la philosophie

Crouzel : Les Stoïciens, vertueux, mais matérialistes.

QU’Y A-T-IL DE COMMUN ENTRE ABIMÉLECH ET ISAAC ?

samedi 26 juillet 2014

Extrait do Chapitre I, d’ « Origène et la philosophie », par Henri Crouzel. Aubier, 1962

De la théologie et de la cosmologie du Portique découlent un panthéisme rigoureux, puisque le monde, aü temps de la « mise en ordre », est formé d’une partie de ce qui était la substance divine pendant la précédente conflagration. Les Stoïciens disent clairement, d’après Origène, que l’univers est le Dieu suprême. On ne saurait sous-estimer l’importance de cette lutte contre le matérialisme stoïcien pour l’Église primitive. Il y avait en elle des tendances millénaristes et anthropomorphites, beaucoup de chrétiens ne pouvaient concevoir Dieu autrement que corporel, les joies célestes différemment des plaisirs terrestres. C’est là peut-être la plus importante des polémiques d’Origène : elle n’est pas sans influence sur son exégèse spirituelle et on la retrouve partout dans sa mystique et son ascèse.

Le Commentaire sur l’Épître aux Romains selon Rufin prête aux Stoïciens une polémique contre Juifs et Chrétiens à propos de la circoncision, qui prouverait la cruauté du Dieu de l’Ancien Testament, ou son caractère déraisonnable, puisqu’il aurait créé une partie du corps inutile. A la fin du morceau ces propos sont attribués à la fois aux païens et aux hérétiques. A. von Harnack pense que ce sont les Marcionites qui sont visés, spécialement les disciples d’Apelle : l’attribution aux Stoïciens serait ironique. Ou bien, seconde hypothèse, il y aurait une lacune entre Stoici aiunt et la suite. L’opinion est en effet celle d’adversaires de la méthode allégorique, ce qui convient mieux aux Marcionites qu’aux Stoïciens. Conformément à la seconde hypothèse de Harnack il y a deux réponses d’Origène, d’abord aux païens, ensuite à ceux « qui croient au Christ, mais ne reçoivent pas la loi ni les Prophètes », c’est-à-dire aux marcionites. Contre les premiers il développe un argument assez extrinsèque : bien des païens pratiquent la circoncision et ces objecteurs ne trouvent rien à y redire ; pourquoi la reprochent-ils au Dieu de l’Ancien Testament ? Dans la réponse aux Marcionites il s’oppose aux arguments présentés plus haut comme stoïciens m. Il peut y avoir eu deux attaques puisqu’il y a deux réponses : il n’est cependant pas nécessaire de supposer une lacune, les objections ont pu être présentées par Origène sous forme synthétique.

Voici quelques définitions stoïciennes, rapportées par Origène d’après un certain Hérophile : s’agit-il du médecin d’Alexandrie du IIIe siècle de notre ère ? D’abord celle de telos, fin :

« De l’ouvrage d’Hérophile sur l’usage stoïcien des noms : on appelle fin l’attribut (kategorema) en vue duquel nous faisons le reste, alors que nous ne le faisons lui-même en vue de rien d’autre. Ce qui est joint à la fin, comme le bonheur au fait d’être heureux, c’est le but (skopos) : tel est le dernier des êtres désirables. »

Le même fragment contient une série de définitions de theos, Dieu, empruntées à diverses écoles :

« Tu verras toi-même si les définitions de Dieu et ce que signifie cette appellation nous fournissent quelques renseignements utiles : nous les choisissons en dehors de l’Écriture. Le même Hérophile rapporte : On appelle Dieu au sens le plus général un vivant immortel raisonnable. D’où il suit que toute âme raisonnable est Dieu. »

Définition stoïcienne : l’appréciation qui l’accompagne, comme les suivantes, est d’Origène, s’il est vraiment l’auteur du fragment.

« Ou bien un vivant immortel raisonnable, subsistant par lui-même. Ainsi les âmes qui sont en nous ne sont pas dieux, mais quand elles seront séparées des corps, elles le seront. »

Cette seconde définition paraît platonicienne.

D’une autre manière encore on appelle Dieu un vivant raisonnable, vertueux (spoudaion). Ainsi toute belle (asteian) âme est dieu, même si elle se trouve en un homme. Autrement encore est dit Dieu ce qui subsiste par soi-même, est un vivant immortel et vertueux. Dans ce cas les âmes contenues dans des hommes sages ne sont pas dieux.

Le premier énoncé semble stoïcien : le second qui le corrige trahit un mélange de stoïcisme et de platonisme qui convient peut-être au Moyen Stoïcisme.

« Mais on peut définir Dieu autrement : un vivant immortel, vertueux, qui a une certaine autorité (epistasian) dans l’administration (dioikesin) du monde. Cela vaut aussi pour le soleil et pour la lune. »

Origène répond que les deux astres principaux, qu’il croit comme les autres des vivants raisonnables, sont alors dieux.

« On définit encore Dieu d’une autre façon comme le premier administrateur (dioiketikon) du monde : on dit ainsi que Dieu est au-dessus de tout, un vivant incorruptible et inengendré, le premier Roi, qui a pour domaine le monde entier. »

Cette dernière définition doit être celle du Moyen Platonisme : le Dieu suprême de la triade de Nouménios est en effet appelé le Roi.

Origène approuve donc certains points des doctrines stoïciennes et en utilise beaucoup : il faudrait sur ce point une étude complète de son stoïcisme. Il a surtout emprunté au Portique, comme les Pères antérieurs, une bonne part de sa morale. S’il combat le matérialisme de sa théologie et de sa psychologie, c’est surtout à cause des séquelles qu’il a laissées chez les chrétiens.