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LE PRINCIPE DE L’EGO DANS LA PENSÉE INDIENNE CLASSIQUE

Hulin : la temporalité et le « je »

La générosité de l’Absolu : le spanda

dimanche 29 avril 2018

Extrait des pages 296-300

La temporalité comme étirement et arrachement à soi, comme impossibilité de toute coexistence des vécus du sujet, se donne comme la négation même de cette entière possession et concentration de soi-même dans l’instant qui définit le vimarśa. La philosophie du Trika a donc à montrer que cette temporalité s’enracine dans un éternel présent où le sujet fini lui-même est à jamais installé, de sorte que la disposition de son expérience selon l’avant et l’après, et a fortiori sa limitation dans le temps, relèvent de la pure apparence. Un des textes les plus éclairants à cet égard est celui-ci : « La cause du jugement : « cette chose apparaît pour la première fois » est cet (autre) jugement : « cette cruche n’est pas apparue auparavant », lequel comportera toujours un souvenir, quel qu’il soit, relatif à un passé privé de la manifestation de cette cruche. Autrement, les notions « auparavant » et « non apparu » ne seraient pas possibles, étant donné l’absence d’une représentation de ce passé. Et la cause de ce souvenir est une expérience directe de ce temps privé de la manifestation de la cruche... Lors donc qu’on réalise : « Moi, sujet conscient, j’existe maintenant, mais je n’existais pas auparavant », cela implique un souvenir de ce temps passé ; et ce souvenir, à son tour, implique l’expérience directe de ce temps. Ainsi se trouve réfutée (l’opinion) du sujet conscient selon laquelle il n’a pas existé et ne s’est pas manifesté dans le passé. Dire : « A l’époque de l’Avatar Rāma, je n’existais pas », c’est affirmer sa propre expérience directe de ce temps. Direz-vous que la connaissance de ce temps nous est procurée par la Tradition religieuse ? — Mais la Tradition elle-même suppose l’existence de celui qui a connu (ces événements) et les relate... — Sans doute, mais ce sujet conscient était Vālmīki, et non quelqu’un de notre époque ! — Objection pertinente, mais cela même démontre l’existence du sujet qui se ressaisit éternellement comme Je. Ce sujet connaissant est, en vérité absolue, unique. [298] Multiples et distincts, en revanche, sont les corps, leurs composants, les souilles et les intellects. C’est en raison de cette multiplicité que l’on parle du sujet connaissant comme étant multiple. La vérité est donc, finalement, qu’à l’époque (de Rāma) seul mon corps d’aujourd’hui n’existait pas » [1].

Reconnaissons qu’un tel raisonnement fait, au premier abord, l’effet d’un sophisme pur et simple. Dire : « la cruche est manifestée seulement maintenant ; auparavant elle n’existait pas », c’est assurément faire la preuve, par le souvenir, de sa propre existence dans le passé. Encore ne peut-il s’agir que d’un passé aux limites tacitement définies, non de l’infinité du temps écoulé. Mais, en admettant que ce raisonnement soit valable pour un objet tel que la cruche, son application à la propre personne du sujet connaissant paraît illégitime. Celui qui affirme : « A telle époque je n’existais pas » n’a pas conscience de recourir à sa mémoire ; il se fonde sur divers indices, témoignages qui se recoupent, etc., pour conclure que sa date de naissance est postérieure à cette époque. D’autre part, n’est-ce pas par un abus de langage que l’on s’identifie à des personnages du passé comme Vālmīki, sous prétexte qu’eux aussi ont dit « je » ? En fait, toutes ces objections ne font que traduire un certain postulat : le Je serait une forme vide, applicable à toute individualité, c’est-à-dire à tout groupement stable de qualités physiques et psychiques, à tout faisceau cohérent d’habitudes et de conduites organisées. Et dans ce cas, en effet, les Je, purs épiphénomènes des individualités objectives, se succéderaient dans le temps — et coexisteraient dans l’espace — sans s’interpénétrer le moins du monde. Vālmīki et « moi » n’aurions en commun que d’appartenir à la même jāti, celle du sujet connaissant en général. Mais une individualité, aussi longtemps qu’elle n’existe pas « pour soi », ne se prend pas elle-même en charge, ne se totalise pas de l’intérieur, demeure une collection inerte, constituée par un [299] regard extérieur à elle-même, et donc à tout instant dissociable. Or cette manière de se poser soi-même en sujet n’est autre que le véritable aham-kāra. Le Je est ainsi antérieur à l’individualité elle-même, puisqu’il la fonde. Antérieur à elle, il l’est ipso facto à la constellation particulière de facteurs qui définissent cette individualité et la situent en un certain lieu de l’espace et en un certain moment du temps. Le Je est donc, par essence, unique et forme le sujet universel concret : en tant que purs « je », nous tous, Vālmīki, etc., ne formons qu’une seule et même personne. A proprement parler, certes, je ne puis me « souvenir » de n’avoir pas existé au temps de Rāma — ce qui serait une contradiction dans les termes — mais la mémoire ne désigne en fait ici que la capacité primaire du Je à faire exister la dimension du passé (et de l’avenir) et donc à la dominer du regard.

Le surgissement originel du Je s’opère donc en un pur présent à l’intérieur duquel les sujets conscients — qui constituent le « lieu » de cette apparition — ne se distinguent pas encore les uns des autres. Il convient cependant d’opposer à cet aham pur, qui n’est pas dans le temps, un ego empirique constitué et soumis, comme tel, à la temporalité. « Dans toutes les choses (extérieures), tissées d’unité et de multiplicité, apparaît une succession temporelle qui prend la forme suivante : elle a pour fondement la diversité, faite de l’existence et de l’inexistence (alternées) des phénomènes élémentaires (ābhāsa), et n’est manifestée qu’au (sujet conditionné par le) corps, la buddhi, les souilles, le vide, etc. Ce genre de sujet n’est pas manifesté de manière continue, car la manifestation n’appartient pas à son essence : fondamentalement, il est aussi inconscient que le bleu, etc. Sa manifestation est un certain scintillement de (la lumière de) la conscience et lorsque celui-ci fait défaut, par exemple quand le corps cesse de fonctionner dans le sommeil profond ou le souille et le vide (dans l’évanouissement), cette manifestation (du sujet limité) est interrompue. Ainsi l’existence et l’inexistence des phénomènes élémentaires conditionnent-elles la temporalité : « en tant que manifesté sous la forme d’un corps d’enfant je ne suis plus, (mais) j’existe présentement, manifesté sous la forme d’un corps d’homme jeune ». Et ce sujet connaissant, à son tour, parce qu’investi d’une conscience incomplète de son Je, fait apparaître la succession temporelle dans les choses (extérieures) elles-mêmes : « j’étais alors un enfant, et cette cruche était manifestée en même temps que moi ». Il n’en va pas ainsi pour le (sujet manifesté) « une fois pour toutes ». On désigne par là le Connaissant fait de conscience, à la manifestation ininterrompue, au sein duquel le temps ne s’écoule pas. Et, par rapport à lui, l’ensemble des objets ne [300] comporte pas non plus de succession, manifesté qu’il est dans son union à lui » [2].

Ce dernier texte pourrait, à la rigueur, avoir été écrit par un Advaitin. Il souligne en effet, avec une netteté particulière, la différence du sujet fini temporel et du Je absolu, intemporel, que l’on serait tenté d’assimiler à l’ātman. Mais succomber à cette tentation équivaudrait à perdre de vue ce qui fait l’originalité même du Trika : le Je limité n’est ici que la forme « incomplète » — apūrna — du Je absolu, et non une forme factice, surimposée à un ātman dont il voilerait la réalité propre. Et c’est bien pourquoi le Trika croit pouvoir déceler dans la mobilité inquiète de la conscience empirique (désir, attente, récapitulation incessante du passé, etc.) la présence du spanda, du dynamisme même de l’absolu. Le temps psychologique vécu et le temps cosmique ne se représentent pas ici l’illusion pure et simple en face de l’éternité statique de la conscience pure recueillie en elle-même. D’un plan à l’autre, la différence est plutôt celle d’une temporalité « grossière » (marquée par les caractères d’irréversibilité et de fixité des rapports cause-effet, par la constitution de rythmes et de périodicités, etc.) et d’une temporalisation « subtile », sorte de vibration imperceptible qui anime de l’intérieur le temps constitué et l’empêche de se fixer en un « devenir objectif », observable de l’extérieur : le îlot du temps n’est pas lui-même quelque chose qui s’écoule — ce qui entraînerait une régression à l’infini — mais il n’est pas davantage réductible à un ensemble de rapports statiques [3].


[1IPVV (introduction), vol. I, p. 63 sq. Voir R. Gnoli, La Luce delle Sacre Scritture, p. 29.

[2IPV, 1116, vol. II, p. H) sq. Le Trika appelle « vide » ce fantôme d’objet — désigné comme « ténèbres » dans l’Advaita — que contemple encore l’homme endormi.

[3Au § 36 de ses « Conférences sur la phénoménologie de la conscience intime du temps » Husserl remarque : « Ce flux est quelque chose que nous appelons ainsi en fonction du (temps) constitué. Mais il n’est rien de temporellement « objectif ». Il est la subjectivité absolue et possède les propriétés de ce qui se laisse décrire, en termes imagés, comme s’épanchant, jaillissant en une actualité ponctuelle, en un point-source originaire, en un « maintenant ». Dans l’expérience d’actualité nous avons (à la fois) le point-source originaire et la continuité des moments de retentissement. Pour tout cela