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LE PRINCIPE DE L’EGO DANS LA PENSÉE INDIENNE CLASSIQUE
Hulin : la mémoire et le sujet
Le Bouddhisme et la négation de l’ātman
dimanche 29 avril 2018
Extrait des pages 56-59
[...] Soit, par exemple, la mémoire. Elle paraît exiger un sujet qui se souvienne, qui identifie et distingue à la fois l’expérience passée (le souvenir) et sa revivescence présente (la remémoration). Le bouddhisme, qui n’admet aucune conservation de la pensée d’un instant à l’autre, admet que toute expérience dépose dans la série mentale une imprégnation — vāsanā — d’intensité proportionnelle à sa vivacité propre. Ce qui se conserve ainsi n’est pas une « chose » — vastu — mais une simple disposition — saṃskāra — ou propension de la série à faciliter le retour de cette [57] expérience. Le retour effectif se produira si cette propension vient à être « aidée » par une perception de contenu similaire ou comportant un signe associé à l’expérience primitive, etc. [1]. L’hypothèse des « dispositions » procure aux instants de pensée une sorte d’unité pragmatique qui permet de les disposer en série, évitant ainsi de faire appel à l’unité substantielle d’un sujet permanent.
Un problème classique est celui de l’absurdité apparente de toute « rétribution des actes », lorsqu’il n’y a pas identité entre l’agent et celui qui récolte les fruits de l’acte. Les bouddhistes, à vrai dire, ne voient pas de différence fondamentale entre le passage à une nouvelle existence et cette « mort » perpétuelle par laquelle, en cette vie même, les dharma, corporels ou mentaux, se renouvellent sans trêve. Le brahmanisme mettra l’accent sur le cadre de rétribution : le niveau de satisfaction à attendre de la nouvelle existence, le type de comportement qu’on l’adoptera, seront globalement déterminés par la situation de départ, condition animale, humaine ou divine, naissance dans tel monde, dans tel pays, dans telle caste, etc. Mais le bouddhisme ne dramatise ni ne valorise la coupure représentée par une nouvelle naissance. La série apparemment inaugurée par le nouveau-né est le prolongement direct de la série apparemment close avec le mort [2]. L’avenir de la série ne dépend que d’elle-même, c’est-à-dire des dispositions acquises qui la « parfument », et le nouveau cadre de rétribution se présente comme une sorte de manifestation extérieure des tendances actives à l’intérieur de la série [3]. Advient à l’individu ce qui lui ressemble. Four l’essentiel, la rétribution bouddhique ne prend pas la forme de récompenses ou de châtiments rattachés de manière seulement « synthétique » aux actes antérieurs. Elle représente, au contraire, la conception la plus radicalement immanentiste du karman qui se soit fait jour dans l’Inde, celle qui ménage, entre le karlr et le bhoktr, le maximum de continuité intérieure [4]. Pour celui qui a pris l’habitude de voir dans l’homme [58] de l’instant présent le simple « héritier légitime » de l’homme de l’instant précédent, le mécanisme de la rétribution est sans mystère [5]. C’est l’évidence ressentie de cette continuité qui permet alors de se satisfaire de simples métaphores : l’enfant et l’adulte, le lait et le caillé, l’incendie qui se propage dans la jungle, etc. [6].
Reste la difficulté majeure, celle illustrée par l’impossibilité où se trouve chacun d’étendre à autrui sa propre conscience de soi [7]. Les vāsanā et saṃskāra peuvent bien, en effet, rendre compte de l’orientation spécifique, du comportement particulier à travers lesquels telle série déjà constituée confirme concrètement son originalité par rapport aux autres. Ils n’expliquent pas comment, de toute éternité, les dharma se sont trouvés répartis en séries homogènes fermées sur elles-mêmes et radicalement coupées les unes des autres. Ce qui paraît faire défaut ici, c’est une théorie de la réflexivité, du mouvement par lequel la série se totalise elle-même, au lieu de se laisser simplement appréhender de l’extérieur comme unité. Et force est bien de reconnaître que les textes manifestent ici une certaine tendance à esquiver la difficulté. La réponse du Mahāprajnāpāramitāśāstra, notamment, est purement sophistique : « La difficulté nous est commune, car si l’homme concevait l’idée d’ātman par rapport à la personne d’autrui, il faudrait encore demander pourquoi il ne conçoit pas l’idée d’ātman par rapport à sa propre personne » [8]. La faiblesse de cette réponse tient au caractère purement artificiel de l’hypothèse symétrique envisagée : personne n’est jamais tenté de ressentir comme ātman la personne d’autrui. L’Abhidharmakośa, de son côté, ne parvient pas à éviter la tautologie : « Parce qu’il n’y a pas de relation entre la série des éléments d’autrui et cette notion. Lorsque corps ou pensée (rūpa, citta-caitta) sont en relation avec la notion de « je » — relation de cause à effet — cette notion naît à l’endroit de ce corps, de cette pensée ; non pas à l’endroit d’autres éléments. L’habitude de considérer « ma série » comme « je » existe [59] dans « ma série » depuis l’éternité » [9]. Répondre que « ma série » s’est constituée comme telle depuis l’éternité, précisément en ayant — plutôt qu’en « prenant » — l’habitude de s’appréhender comme « je », revient à supposer résolu le problème de la délimitation de cette série par rapport aux autres : chaque série faisant la même chose pour son propre compte, on n’atteint par cette voie qu’un « je » universel ou formel. En fait, la seule réponse cohérente, d’un point de vue bouddhiste, semble bien être celle de l’« école du milieu ». Elle consiste à considérer le problème tout entier comme un de ces dilemmes caractéristiques du domaine de l’expérience mondaine et insolubles à son niveau. Le conflit de ces deux évidences irrécusables, la conscience de soi et l’insubstantialité des éléments, invite à quitter le plan même où surgissent de telles oppositions. « Ce qui est ātman pour toi est non-ātman pour moi ; il ne s’agit donc pas nécessairement d’un ātman. C’est autour des choses impermanentes — n’est-ce pas — que l’imagination déploie ses hypothèses » [10].


[1] Détails dans Abhidharmakośa, t. 5, pp. 274-278. Cette solution permet-elle de distinguer souvenir et hallucination ? Le vécu ne doit pas simplement revenir mais aussi être reconnu en tant que passé. C’est la constitution même des dimensions du temps qui fait difïlculté dans l’hypothèse de l’instantanéité universelle.
[2] D’où l’importance accordée aux dernières pensées du mourant. L’« être de transition » admis par certaines écoles n’est, lui aussi, qu’un tronçon de la série, car il a même structure que ce qui vient avant lui et après lui (cf. Abhidharmakośa, t. 2, p. 31 sqq.).
[3] C’est pourquoi les Jātaka, récits des vies antérieures du Bouddha, le montrent progressant vers la perfection à travers les naissances animales et humaines les plus diverses en utilisant au mieux les possibilités offertes par chacune.
[4] Le brahmanisme n’a pas toujours su éviter aussi soigneusement tout extrinsécisme de la rétribution (recours à un Seigneur régulateur du karman, jugement des âmes, etc.), sans doute parce que le dharma y conserve un aspect d’opacité et de transcendance.
[5] Bien n’interdit de penser, au demeurant, qu’une telle habitude démarque tout un ensemble de pratiques coutumières où l’individu est toujours défini par rapport à d’autres : comme père, fils, mari, héritier, créancier, débiteur, supérieur, inférieur, etc.
[6] Questions of King Milinda, trad. cit., pp. 71-75 ; cf. Abhidharmakośa, t. 5, p. 271. Autres métaphores (la production du riz, le nœud sur la corde, le char) dans Mahāprajnāpāramitāśāstra, trad. cit., p. 748 sq.
[7] Cf. supra, p. 51. Le même type d’objection se rencontre aussi dans l’Abhidharmukośa (t. 5, p. 271) : « Si la notion de « je » a pour objet la couleur-figure (rūpa) du corps et les autres éléments, pourquoi cette notion ne naît-elle pas à l’endroit de la couleur-figure d’autrui ? ».
[8] Trad. cit., p. 737.
[9] T. 5, p. 291 ; cf. p. 292 : « Quelle est la cause de la notion de « je » ? — C’est une pensée souillée, parfumée depuis l’éternité par cette même notion de moi, et ayant pour objet la série de pensées où elle se produit ».
[10] Catuhśataka, st. 228