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Les Idees Ethiques, Sociales et Politiques de Paracelse

Fussler : L’inscription de l’ordre humain dans l’ordre naturel renvoie à la puissance abyssale de Dieu

Jean-Pierre Fussler

vendredi 25 juillet 2014

Extraits de « Les Idees Ethiques, Sociales et Politiques de Paracelse (1493-1541) et leur Fondement », de Jean-Pierre Fussler

La subordination stricte de la politique à la morale trouve son fondement dans ces idées. Il est remarquable que, dans les textes cités un peu plus haut, Paracelse soit toujours amené à étendre sa réflexion au domaine politique. Parce que Dieu a fixé un ordre intangible, ajoute-t-il,

« il ne peut y avoir parmi nous de justice que celle provenant de Dieu, et aucun prince, aucun roi ne peut se l’approprier ».

L’ordre politique et social doit être conforme à l’ordre voulu par Dieu :

« Cet impératif que nous avons reçu lorsque nous avons été créés, nous devons le suivre, ainsi que tous les rois et tous les princes, tous les peuples et tous les juges. Cela signifie : vous les rois, devez décider conformément à la volonté de Dieu et non à la vôtre ; vous les princes, vous devez gouverner comme Dieu l’ordonne et non selon votre bon plaisir ; et tous les magistrats doivent juger conformément à la volonté divine... Ainsi nous sommes obligés de ne suivre qu’un seul chemin ».

La puissance de Dieu fonde l’espoir. Car, dit Paracelse, s’il a en son pouvoir la mer, il pourra, à plus forte raison, dominer les « menteurs, trompeurs, princes, seigneurs, riches ». Il peut ramener dans le droit chemin les pouvoirs qui s’égarent. Notre auteur se représente aussi le royaume de Dieu sur terre comme incluant non seulement un ordre éthico-social et politique rénové, mais aussi une nature transfigurée car rendue plus clémente par Dieu ; après l’état présent du monde, écrit-il,

« le royaume de Dieu subsistera éternellement... ; la terre.... ne sera plus chargée comme maintenant de maladies et de misères, et c’est cependant sur la terre que nous vivrons et habiterons, mais sous le règne (Herrschaft) de Dieu. Ce dernier ne gouvernera pas seulement notre corps et notre âme, mais aussi l’hiver, l’été, la neige, la pluie, l’averse, la grêle, afin que le soleil durant le jour ne nous brûle pas et que la lune, la nuit, ne nous laisse pas mourir de froid, afin que nos fruits ne soient pas piqués des vers et ne pourrissent pas, afin que d’autres catastrophes semblables ne se produisent pas ; ainsi Dieu veut gouverner l’homme et le bétail, les récoltes et les eaux de la mer afin que notre vie ne soit pas mise en danger ».

L’espoir de l’avènement du royaume de Dieu est aussi celui de la possibilité d’une harmonie totale entre l’homme et la nature, de l’adéquation de l’ordre humain et de l’ordre naturel au terme d’une double transfiguration installant l’homme dans la proximité du divin.

L’ordre humain, comme celui que manifeste tout étant naturel, est donc « pris » dans la volonté divine qui le dépasse et lui assigne son sens. C’est cela que l’homme peut lire dans le « livre de la nature » parce que « tout ce qui existe est inclus dans un ordre dont la source est le commandement divin ». La nature éclaire l’homme pour le renvoyer au devoir. Mais ce n’est pas elle, dans ses productions particulières, qui fournit le modèle, l’impératif ou la norme. Ou plutôt : elle le révèle tout en faisant signe vers ce dont cet impératif procède. Il faut ajouter, toutefois, que cette révélation n’est possible que si l’homme peut encore se déprendre d’un ordre socio-politique qui, pour réduire l’obligation morale à l’obligation prudentielle, a mis la nature à distance.

L’idée selon laquelle l’homme, en se laissant interpeller par la nature, s’ouvre en même temps à la dimension sacrée de l’impératif moral, constitue donc un aspect décisif de ce que Paracelse appelle sa « (philosophie) à la manière allemande ».

Il faut approfondir cette idée en essayant de préciser la vision de la nature qui traverse la philosophie de Théophraste von Hohenheim et lui confère son originalité. On peut à cet effet commencer par constater que, pour lui, toute chose se caractérise par le déploiement, s’inscrivant entre une naissance et une fin, qui la fait apparaître. La nature est à la racine de tous ces processus de fructification et de maturation ; elle est « l’ensemble des forces qui se développent, à travers les êtres visibles, sans être elle-même directement visible : une réalité de forces et de luttes qui connaît des naissances, des progrès, des morts ; où jamais rien ne demeure en l’état, où tout devient, où rien jamais ne revient, où ne règne ni repos, ni identité ». Que toute chose ait une fin cela signifie en premier lieu que son développement a un terme, mais cela signifie aussi que l’accession à sa plénitude révèle son sens. « Le processus démontre et révèle la vertu des choses » dit Paracelse. La loi de chaque être se manifeste dans l’assujettissement de sa maturation à un temps particulier, « inégal (ungleich », différencié :

« Chaque être croît selon son rythme propre, selon l’espèce à laquelle il appartient. Comme sont multiples les espèces, ainsi se trouvent répartis les temps : de telle manière ici, d’une manière différente là. Le temps ne suit donc pas une seule voie mais emprunte des milliers de chemins. Vous voyez bien que le thym fleurit en été et le crocus en automne. Selon les moments de l’année il y a un temps pour chaque nouvelle floraison »

Cela explique que Paracelse répète souvent qu’en toutes choses il faut considérer le début et la fin, c’est-à-dire le processus qui va révéler la finalité et la destination de chaque étant. C’est la fameuse théorie des « signatures » qui explicite cette idée sous un double aspect : elle consiste à dire d’abord que le visible révèle l’invisible vertu de chaque chose, sa destination pour nous ; en effet,

« la nature imprime une marque à chaque être qui en procède, pour en manifester l’utilité et la bonté. C’est pourquoi si l’on désire acquérir une connaissance authentique des êtres que la nature a ainsi marqués, il convient d’en repérer les signes pour découvrir les vertus qu’ils recèlent. Chaque médecin doit savoir que les vertus et les forces qui sont contenues dans les êtres de la nature sont décelables grâce à des signes ».

Mais cette théorie dit aussi que chaque étant comme tel et leur totalité renvoient à la puissance insondable de Dieu qui a créé la nature et qui la domine :

« car le monde entier est-il autre chose qu’un signe montrant qu’il vient de Dieu et que Dieu l’a créé ? Tout comme une statue sculptée est un signe du sculpteur de la pierre ou du bois, de la même manière toutes les oeuvres créées par Dieu avec tous les autres matériaux aussi signifient qu’elles proviennent de l’activité de Dieu ».

Mais la comparaison ne doit pas nous abuser. Elle ne rend pas intelligible le mode d’action de Dieu qui fait apparaître toutes choses. Son utilisation montre plutôt la fragilité et les limites de toute approche humaine. « Dieu est au-dessus de notre entendement » parce qu’il est l’invisible fond dont procède toute chose :

« Toutes les choses naturelles ont leur source (fliessen) en Dieu et ne renvoient à aucun autre fond (Grund) ».