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Le mystère du signe
Borella : Symbole et Allégorie
Jean Borella
samedi 2 août 2014
Extrait de « Le mystère du signe »
Attestation scripturaire de symbolon
Ce terme de symbolon d’ailleurs n’était pas seulement la propriété de la philosophie grecque. Il possédait une sorte de caution scripturaire (à la différence d’allègoria) puisqu’il apparaît une fois dans un des livres de la Bible. Il s’agit du « Livre de la Sagesse de Salomon ». Ce texte, rédigé directement en grec par un scribe juif d’Alexandrie dans la première moitié du Ier siècle av. J.C., se lit dans la version des LXX, entre Job et l’Ecclésiastique. On dit généralement qu’il était admis au canon des Écritures par les Juifs alexandrins et refusé par les Juifs palestiniens parce qu’écrit dans une langue autre que l’hébreu. Mais cette thèse semble pécher par anachronisme : aucune autorité n’avait officiellement proclamé la liste des livres inspirés, à cette époque. On sait qu’à la Torah, ou « Loi » (le Pentateuque) léguée par Moïse au peuple élu, la tradition avait joint non seulement les paroles des Prophètes (on a ainsi « la Loi et les Prophètes » dont parle le Christ), mais aussi une troisième catégorie de textes, les Hagiographes ou Écrits. C’est parmi ceux-ci qu’il faut ranger la « Sagesse de Salomon ». Or, la liste de ces Écrits variait selon l’usage et les communautés synagogales. Il est certain qu’en Palestine, où on lisait l’Ecriture en hébreu ou en araméen, on était porté à ignorer les textes dont faisait usage le judaïsme alexandrin qui lisait l’Ecriture en grec. C’est seulement vers 90 ap. J.C., au synode de Jamnia, que les autorités juives fixèrent la liste des livres authentiquement inspirés, obéissant au souci de préserver la foi juive de toute contamination essénienne ou chrétienne. Mais, ni dans le judaïsme palestinien, qui continua parfois d’utiliser des livres rejetés (par exemple l’Ecclésiastique), ni a fortiori dans le judaïsme alexandrin, ces décisions ne modifièrent totalement les usages. Ce qui le prouve, c’est que les premiers chrétiens reçurent le Canon de l’Ecriture légué par la tradition grecque comme canon authentique et directement révélé, et ce canon comprenait la « Sagesse de Salomon ». Chez les chrétiens non plus, il n’y eut de décision solennelle et publique à ce sujet durant les deux ou trois premiers siècles. Et si des discussions s’élevèrent concernant la canonicité de la « Sagesse de Salomon » ou de la « Siracide », elles étaient dues à une influence étrangère et « latérale » à la tradition reçue du judaïsme grec aux temps apostoliques, et non pas à « leur intrusion secondaire dans le canon juif traditionnel » [17].
Ce bref historique était nécessaire afin de mieux marquer l’importance exceptionnelle que constitue la rencontre du judaïsme et de la culture grecque pour l’histoire des religions et de la civilisation occidentale. Il faudrait sans doute y consacrer des développements beaucoup plus longs, surtout à une époque comme la nôtre où la tendance va plutôt à « judaïser » l’histoire des origines chrétiennes. Déjà, d’ailleurs, il y a quinze cents ans, la version hiéronymienne de la Bible visait à retrouver la veritas hebraica. Mais, ce faisant, on oublie un peu que des millions de juifs et de chrétiens, pendant des siècles, ont vénéré une Bible écrite en langue grecque, et que cette version ne leur paraissait pas moins sacrée et inspirée que la Bible hébraïque. D’une certaine manière, le grec est ainsi devenu le bien propre des révélations juive et chrétienne. Transplantée et greffée sur le rameau culturel juif, la langue d’Homère et de Platon, qu’on s’en désole ou s’en réjouisse, s’établit définitivement comme véhicule du message abrahamique et chrétien [18].
C’est en ce sens que l’on peut dire que le mot symbolon reçoit la caution scripturaire et devient partie intégrante de la langue de la révélation. Le « Livre de la Sagesse » déclare en effet (XVI, 6) : « Ils possédèrent un Symbole de salut (symbolon sôterias) pour leur rappeler le commandement de ta loi. Et celui qui se tournait (vers ce symbole) était guéri, non par cela qu’il voyait mais par toi, Sauveur de tous les hommes » [19]. Le scribe fait ici allusion à l’épisode du Serpent d’airain que nous racontent les Nombres. Les Juifs, lassés d’errer dans le désert, murmurent contre YHVH, qui les punit en leur envoyant des serpents brûlants. Se repentant, ils supplient Moïse d’intercéder pour eux. Dieu accepte la prière de Moïse et lui dit (selon la version des LXX) : « Fais-toi un serpent d’airain et pose-le comme un signe (semeion) (et pends-le à un poteau, selon l’hébreu), quiconque aura été mordu et le regardera, vivra » [20]. Il est intéressant de remarquer que le scribe helléniste, qui lit la Bible dans la version des LXX, et donc pour qui le terme de semeion est garanti par l’Écriture, ne reprend pas ce terme et lui substitue celui de symbolon : il parle d’un symbole de salut. La raison de cette préférence, pensons-nous, c’est que, pour un Juif imprégné de culture grecque, la signification religieuse de symbolon apparaît beaucoup plus prégnante que celle de sèméïon.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Pour unique que soit l’occurrence scripturaire du mot symbole, elle est en quelque sorte reprise et authentiquée par l’usage que le Christ fait de l’épisode du Serpent d’airain, en invitant ses disciples à y voir une figure du Fils de l’Homme : « De même que Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’Homme soit élevé, afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas, mais possède la vie éternelle » [21]. Ainsi, de même que, dans la Torah, c est un serpent non venimeux dont la contemplation guérit des serpents venimeux (mais, dit le scribe alexandrin, parce qu’il est le symbole du salut, le signe de la vertu du Sauveur), de même le Christ, serpent salvateur pendu à la croix, signe de rédemption, guérit par le sang de ses blessures la blessure originelle, ouvre du serpent trompeur. Cette interprétation, commune à de nombreux Pères de l’Eglise (saint Ambroise, Théodoret, saint Augustin) et à saint Thomas, est d’autant plus remarquable qu’elle fait du symbolon non seulement un signe et un type (serpent qui représente le Christ), mais un rite et un sacrement, conformément aux conclusions que nous avions déjà pu recueillir dans la littérature grecque non judéo-chrétienne.


[17] Cf. P. Grelot, Bible et Théologie, ed. Desclée, 1965, pp. 124-141.
[18] Les historiens des religions semblent ne disposer que d’une seule catégorie scientifique, celle de l’influence. Philon le Juif, Paul le Juif, ont subi, ou n’ont pas subi, l’influence de l’hellénisme et de la pensée grecque, ou bien l’ont subie dans une certaine mesure. Les uns s’attacheront, en conséquence, à montrer tout ce qui, chez eux, vient des Grecs ; les autres, c’est plutôt la tendance actuelle, affirmeront que, sous la forme grecque, c’est une âme juive qui s’exprime, comme si c’était un péché mortel que d’admettre la vérité de Platon. Mais c’est le concept même d’influence qu’il faudrait soumettre à une critique philosophique. Il y a évidemment des phénomènes culturels qui relèvent de cette catégorie, mais il y en a d’autres, et de nombreux, où elle n’est tout simplement pas applicable. Si Philon ou saint Paul utilisent des éléments de la culture grecque, c’est peut-être aussi parce qu’ils ont reconnu en eux la vérité pure et simple, qui n’est ni grecque, ni juive, mais universelle. Et il n’y a donc pas non plus à les laver du soupçon d’avoir succombé aux prestiges illusoires et corrupteurs d’une culture « païenne ». Le fait unique que la sagesse « païenne » a ignoré - pour saint Paul - c’est l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ. Mais, cela mis à part, il nous paraît douteux que saint Paul ait « vécu » ses problèmes d’expression en termes d’influence ou de refus d influence.
[19] La Vulgate qui, pour le Livre de la Sagesse, reprend la version plus ancienne de la Vêtus latina (IIe siècle), traduit symbolon par signum.
[20] Nombres, XXI, 8.
[21] Jn, III, 14-15. Notons incidemment que le serpent n’est pas nécessairement un symbole maléfique, ni pour Moïse, ni pour le Christ, ni pour l’exégèse chrétienne.