Accueil > Shruti - Smriti > Paul Nothomb : « Le Bien et le Mal »
L’HOMME IMMORTEL
Paul Nothomb : « Le Bien et le Mal »
L’ARBRE DE L’OMNISCIENCE
mercredi 18 avril 2018
Extrait du chapitre V du livre de Paul Nothomb, L’Homme Immortel
Ce qu’on traduit par « le Bien » c’est l’adjectif « tov » qui dans le texte n’a pas d’article défini, et n’est donc même pas l’équivalent de « le bon » ou de « ce qui est bon ». Car tov veut dire « bon » et non « bien », comme ra’ veut dire « mauvais » et non « mal ». « Bon » et « mauvais » n’expriment pas comme « bien » et « mal » des jugements de valeur, des jugements moraux. Ce sont des appréciations subjectives de plaisir ou de déplaisir, de confort ou d’inconfort, de joie ou de souffrance, qui reflètent des sensations immédiates ou des leçons de l’expérience. Nous verrons plus loin que même dans les textes « légaux » ou sapientiaux, où il est question de choix entre le tov et le ra’ et notamment dans la fameuse injonction du Deutéronome 30,15, ce tov et ce ra’ restent des choses très concrètes puisque comparées à « la vie » et à « la mort ».
Mais en tout cas dans le récit du jardin d’Eden tov et ra’, associés dans l’expression tov wara’ ne veulent pas dire du tout « le Bien et le Mal », ni « le bonheur et le malheur », comme le traduit la TOB, ni même « le bon et le mauvais », ni même « bon et mauvais ». Il s’agit là d’une locution, qu’on retrouve dans d’autres textes bibliques, et qui signifie « tout » (ou précédée d’une négation, « rien »). Gn 24,50
Lorsque le serviteur d’Abraham va chercher une femme pour Isaac et rencontre Rebecca, il demande au père et au frère de celle-ci, Bétuel et Laban, de lui donner la jeune fille pour ce mariage. Ou alors, s’ils refusent, de le déclarer tout de suite. Laban et Bétuel répondent : « C’est de l’Eternel que la chose vient ; nous ne pouvons te parler ni en bien ni en mal » (traduction de Segond). La Bible de Jérusalem traduit cette dernière phrase : « Nous ne pouvons te dire ni oui ni non. » Le plus curieux, si l’on suit cette traduction, c’est qu’immédiatement après, ils disent au serviteur d’Abraham d’emmener Rebecca. Le texte hébreu se lit littéralement : « Nous ne pouvons te parler ni ra’ ni tov. » Et il faut comprendre : « La chose vient de Dieu, nous ne pouvons rien te dire. » En d’autres termes, Laban et Bétuel s’inclinent devant la volonté de Dieu. Il n’est pas question ici de « mal » ou de « bien » ; ra’ et tov associés veulent simplement dire « tout » — et avec la négation, « rien ». Gn 31,24
Lorsque Jacob s’enfuit de chez Laban et que celui-ci part à sa poursuite, Dieu apparaît en songe à Laban et lui dit : « Garde-toi de parler à Jacob ni en bien ni en mal » (traduction de Segond). « Garde-toi de rien dire à Jacob ni en bien ni en mal » (TOB). La Bible de Jérusalem traduit ici tout à fait correctement : « Garde-toi de dire à Jacob quoi que ce soit » et précise en note : « Littéralement ni bien ni mal, rien du tout. » Gn 31,29
La même phrase est répétée mot à mot cinq versets plus loin. Nb 24,13
[...]
Nous y voilà ! Nous avons insisté et cité de nombreux exemples, parce qu’il s’agit d’une question de fond et pas du tout d’une querelle pédante portant sur le vocabulaire. Si tov et ra’ conjoints signifient, comme nous pensons l’avoir prouvé, la totalité et constituent grammaticalement une sorte de locution adverbiale (qu’on peut traduire « en tout », « en tout genre » ou « tous azimuts ») alors l’arbre mythique dont nos premiers parents ont mangé le fruit et qui a précipité leur « chute » et leur expulsion de l’Eden — notre éternelle nostalgie —, cet arbre fameux, qui continue à jouer un si grand rôle dans notre culture et notre inconscient, n’est pas celui de la Connaissance du Bien et du Mal mais celui de la Connaissance en tout — ou, comme je propose de l’appeler « l’arbre de l’Omniscience ».
[...]
De cette « omniscience » il y a trois mentions dans le récit du jardin d’Eden. La première en Gn 2,9 où il est dit que Dieu fit pousser hors de la pesanteur dans le jardin, entre autres, l’arbre de l’Omniscience. La seconde en Gn 2,17, où il est dit que Dieu enjoint à l’Homme : « Tu ne mangeras pas de l’arbre de l’Omniscience, car en ce cas tu mourrais certainement. » Je ne retiens pas dans ce décompte des substantifs « omniscience » le verbe dont se sert le serpent en Gn 3,5 pour tromper la Femme — parole piège dans laquelle sont tombés non seulement Eve et à sa suite Adam, mais la plupart des théologiens jusqu’à ce jour — mais j’y inclus le substantif (et non le verbe qu’on y voit souvent) qui termine la célèbre réflexion prêtée à Dieu en Gn 3,22, sur la prétendue prérogative divine de l’omniscience !
Or il convient d’être catégorique. Dans la Bible, c’est le serpent seul qui affirme — logiquement et mensongèrement — que Dieu est doué d’omniscience. La Bible ne dit jamais que Dieu connaît le Bien et le Mal — pas plus d’ailleurs que le Bien ou le Mal seuls, ni que Dieu connaît ou sait tout. Dieu ne connaît aucune abstraction (et le Bien et le Mal, comme la totalité, sont des abstractions, des entités, que l’homme absolutise) car les abstractions n’existent pas en réalité. Dieu connaît le cœur de l’homme, le cœur de chaque homme, Dieu connaît le passé, Dieu connaît l’avenir — et encore ces connaissances ne prévalent pas contre sa toute-puissance de changer les cœurs et les vies, et de faire même que le passé cesse d’avoir été, ou que l’avenir soit différent de ce qu’il a prévu — s’il le veut.
Dieu connaît le cœur de chaque homme. Mais n’oublions pas que, dans la physiologie biblique, le cœur n’est pas le siège du sentiment (situé plutôt dans les entrailles, voir Ps 40,9 ; Jb 30,27). C’est le siège de la volonté et en premier lieu de l’intelligence (Dt 29,3 ; Is 32,4 ; Jr 24,7 ; Eccl 1,17 ; 8,16 ; etc.).
Dans le premier récit de la Création (Gn 1,1 à 2,3), Dieu a ponctué les étapes de l’œuvre de sa Parole de sept soupirs de satisfaction, en répétant sept fois : « Et Dieu vit que cela était bon » (dont une fois, après la création de l’Homme, « que cela était très bon »). Il n’y a rien de mauvais dans la Création et le mot ra’ n’apparaît pas dans le premier récit. Pas plus que n’y apparaît une seule négation (on y compte six « ken » [oui] et aucun « lo’ » [non] ni aucun « ’ayin »).
Dans le second récit le mot « ra’ » n’apparaît pas non plus isolé. Par contre « tov » y apparaît quatre fois isolé dans le sens de « bon ». D’abord lorsqu’il s’agit des arbres du jardin « bons à manger » en général (2,9) et en particulier (3,6). « Bon » a ici un sens tout à fait concret, qui est renforcé par l’adjonction dans le premier cas de l’adjectif « nehmad », désirable, charmant, et dans le second cas non seulement de cet adjectif « nehmad » mais d’un substantif exprimant le désir le plus sensuel, « tov » est encore employé pour qualifier l’or du pays de Havila (2,12) et négativement quand Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’Homme vive seul (2,18). »
Quant à « ra’ » il n’apparaît dans le second récit de la Création qu’associé à « tov » et toujours en seconde position derrière « tov » comme son ombre.
C’est qu’il l’est. Il n’a pas de contenu par lui-même. Il ne veut certes pas dire « mauvais » à ce stade, Dieu n’ayant rien créé de mauvais. Ce mot encore vide figure simplement le « double » que représente tout langage par rapport à la réalité. Langage dont Dieu a doué l’Homme en le créant « conscient d’exister » et qui est « bon » pour mieux vivre cette réalité avec le risque — car il est libre — qu’il s’en serve pour la nier ou la conférer imaginairement à son ombre.
Cette illusion d’un réel plus profond qu’il connaîtrait par le langage, Dieu veut en préserver l’Homme en lui défendant, non pas de se réjouir à la vue de l’arbre de l’Omniscience, ni de s’épanouir à son ombre — à l’abri de laquelle les yeux de la créature peuvent contempler sans mourir son Créateur — mais seulement, comme le précise le récit, d’en « manger » alors qu’il n’est pas comestible, qu’il porte des fruits bénéfiques sans doute à petite dose mais qui empoisonnent si on s’en nourrit. C’est le cas des idées abstraites. Des principes, des fausses totalités, commodes pour la conversation, mais qui n’ont d’autre existence que fictive et, si on les prend au sérieux, nocive.
Il ne s’agit donc pas ici de « bon » et de « mauvais » au sens moral comme on le répète toujours, mais de « mauvais » comme autre face de « bon » et formant avec lui l’apparence d’une plénitude, avant de former sans lui une entité fantasmatique.

