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LE SOI ET L’AUTRE
Isabelle Ratié : la lumière du Soi
Le problème du statut épistémologique et sotériologique de l’enquête sur le Soi
mardi 5 juin 2018
Extrait de la section III.4
L’examen rationnel qu’est le traité est donc un moyen de connaissance (pramāna) qui vise à convaincre autrui de la validité d’une thèse — en l’occurrence, l’identité de l’individu avec la conscience absolue — en démontrant cette thèse par inférence. Cependant, une telle affirmation semble problématique à plusieurs égards. D’abord parce que si tout est le Soi, et si l’Autre n’est qu’apparence affectée par le Soi, on peut se demander qui Utpaladeva pourrait bien à chercher à convaincre à part lui-même — or il l’a précisé dès le début du traité : parce qu’il a lui-même atteint son but, ce sont « les hommes » ( jana) [1] qu’il désire aider, c’est dans une perspective purement altruiste qu’il rédige son œuvre. Mais à quoi bon un traité en forme d’inférence pour autrui si autrui n’existe pas ? Si l’altérité est illusoire, à quoi bon l’altruisme ? Qui reste-t-il à instruire, si Utpaladeva est déjà au fait de ce qu’il va dire ? Et avec qui dialoguer, si ce n’est avec soi-même ? Étant donné la thèse qu’il s’agit de démontrer, le but sotériologique du traité, affiché d’emblée par son auteur, a quelque chose de mystérieux.
Mais Utpaladeva lui-même met en évidence un second paradoxe relatif à sa propre entreprise. Car il affirme clairement, et ce, dès le début du traité, que le Soi ne peut être ni démontré, ni réfuté :
Abhinavagupta, dans son commentaire, explique que le sujet qui tente de démontrer ou de réfuter l’existence du Soi est soit conscient, soit inconscient :
Et un Soi qui est inconscient (jada), [autrement dit,] qui est incapable de saisir, même à l’égard de lui-même (svātman), fût-ce une miette de la liberté de la manifestation consciente (prakāśa), n’a le pouvoir ni de démontrer ni de réfuter quoi que ce soit, exactement comme une pierre. Mais ce n’est pas possible non plus pour un Soi conscient (ajaḍa). En effet, cette [personne] peut ainsi produire la démonstration du Soi [seulement] si le [Soi qu’il faut prouver], qui se manifeste à elle comme nouveau [au moment de la démonstration,] ne se manifestait pas auparavant ; [mais] s’il n’y a pas de manifestation [de ce Soi avant sa démonstration, alors] il doit être inconscient [avant cette démonstration] ! [De même, cette personne] peut ainsi produire la réfutation [du Soi seulement] si le [Soi dont cette personne réfute l’existence] ne se manifeste pas ; et ainsi, il doit être inconscient, or on a déjà dit que cette [réfutation] est impossible de la part d’un [être] inconscient ; elle est tout aussi impossible pour un [être] conscient. La manifestation des [objets] comme le pot [4], etc., n’est donc rien d’autre que la manifestation de la conscience, mais la [manifestation des objets] n’a aucune réalité indépendante [de celle de la conscience] ; et le Soi, c’est cette manifestation [de la conscience]. Par conséquent, de même que dans le cas de l’activité des « facteurs de l’action » (kāraka) [qui ne sauraient être appliqués au Soi], il n’y a pas non plus d’activité des moyens de connaissance (pramāna) à l’égard du [Soi], parce que ce [Soi] comporte l’auto-manifestation (svaprakāśatva) aussi bien que la permanence (nityatva). [5]
Selon les principes mêmes de la Pratyabhijñā. le Soi ne saurait être ni démontré, ni réfuté. Il échappe à l’examen rationnel car il ne peut constituer un objet pour les pramāna, les moyens de connaissance. La philosophie indienne conçoit en effet la connaissance sur le modèle grammatical des kāraka, des « facteurs de l’action » [6]. Selon ce modèle, de même que l’action (kriyā — couper un arbre par exemple) suppose un agent (kartṛ — un bûcheron par exemple), mais aussi un objet sur lequel cette action s’exerce (karman — l’arbre par exemple) et un instrument d’action (karana — la hache par exemple), de la même manière, la connaissance suppose un agent (pramātr), un objet sur lequel l’acte de connaissance s’exerce (prameya), et un instrument de connaissance (pramāna).
Le Soi, cependant, ne saurait être un objet pour les pramāna, parce que, comme l’explique Abhinavagupta, le Soi n’est autre que prakāśa. Ce dernier terme signifie littéralement « lumière », mais dans son acception philosophique, il désigne la lumière consciente, c’est-à-dire la manifestation consciente, avec tout ce qu’une telle expression comporte d’ambiguïté : prakāśa, c’est à la fois le fait que la conscience manifeste les choses, l’acte de manifestation ou d’illumination par lequel les choses apparaissent, et le fait qu’elles sont manifestées. Or la manifestation manifestée (ou le fait que les choses sont manifestées) dépend entièrement de la manifestation manifestante (ou du pouvoir qu’a la conscience de manifester les choses tout en se manifestant elle-même), car la conscience est svaprakāśa, « auto-manifeste » : comme la lumière, elle rend les choses manifestes sans avoir besoin à son tour d’une autre source de lumière pour devenir visible. Précisément parce que la conscience n’est pas « éclairée » par quelque source extrinsèque, mais s’éclaire elle-même en même temps qu’elle éclaire les objets, aucun moyen de connaissance ne saurait la prendre pour objet, car elle est le cœur même de la subjectivité — ce qui, par nature, résiste à toute forme d’objectivation ; aucune démonstration ne saurait la rendre manifeste — car elle est la source auto-manifestante et auto-manifestée de toute manifestation [7]. C’est parce qu’elle est toujours déjà manifeste d’elle-même, « toujours déjà établie » (ādisiddha), que, paradoxalement, elle ne peut être ni établie, ni réfutée. Car la Pratyabhijñā considère, à l’instar des logiciens bouddhistes qu’elle combat, que le propre du pramāna est de produire une connaissance nouvelle : un moyen de connaissance est valide s’il produit une forme de connaissance ( jñāna), c’est-à-dire s’il me donne à connaître ce que j’ignorais jusqu’alors. Mais le Soi est toujours déjà là, toujours déjà donné comme l’horizon de toute expérience, si bien qu’on ne peut ni le réfuter ni le démontrer : le réfuter reviendrait à nier le fait de la manifestation consciente, or seul un être conscient, c’est-à-dire éprouvant déjà cette manifestation, est capable de réfutation ; et le démontrer reviendrait à donner à connaître le Soi, à en fournir une connaissance nouvelle, mais il est impossible de donner à connaître le Soi, parce qu’il est le fondement toujours déjà expérimenté de toute forme d’expérience [8]. C’est pourquoi, explique Abhinavagupta, Utpaladeva a choisi à dessein de ne pas utiliser le terme jñāna (« cognition »> ou « connaissance ») pour exprimer notre rapport au Soi, mais celui de pratyabhijñā, « reconnaissance ». Abhinavagupta propose en effet cette analyse sémantique (nirvacana) [9] du terme praty-abhi-jñā :
La « reconnaissance (praty-abhi-jñā) du Grand Seigneur » est la re-(praty- = pratīpam) connaissance (-jñā = jñāna), [c’est-à-dire] la manifestation (prakāśa) en présence (-abhi-= ābhimukhyena) du Soi. [C’est une] re-[connaissance, et non une simple connaissance], car la manifestation du Soi n’est pas [quelque chose] qui n’existait pas auparavant, parce que sa lumière consciente n’est jamais interrompue. Cependant, on expliquera [dans la suite du traité] que cette [manifestation du Soi], grâce au pouvoir même [du Soi], apparaît comme interrompue, comme artificielle. [10]


[1] C’est-à-dire les membres de l’espèce humaine en général.
[2] La kārikā contient un jeu de mots qui ne résiste pas à la traduction — jada signifie à la fois « inanimé » », « inerte » » (c’est-à-dire dépourvu de la spontanéité qui caractérise la conscience) et « stupide, imbécile » » (cf. le passage de la Nyāyabinduṭīkā cité infra, chapitre 8, n. 109). Le texte peut donc se lire comme signifiant à la fois « Quel Soi qui n’est pas inerte... » » (et fait ainsi allusion à certaines doctrines brahmaniques qui, comme on le verra dans le chapitre 3, conçoivent le Soi comme une entité dénuée de conscience), et « Qui, s’il n’est pas un parfait imbécile... » ». Nagel, B. M. J. (1995), « Unity and Contradiction : Some Arguments in Utpaladeva and Abhinavagupta for the Evidence of the Self as Śiva », Philosophy East and West 45 (4), p. 502-503.
[3] Īśvarapratyabhijñākārikā I, 1, 2.
[4] De même que le bleu (voir n. 12 supra), le pot est un exemple classique d’objet quelconque appréhendé comme extérieur à la conscience.
[5] Īśvarapratyabhijñāvimarśinī, vol. I, p. 34-35.
[6] Sur ces kāraka dans la grammaire sanskrite, voir Cardona, G. (1974), « Pāmni’s kārakas : Agency, Animation and Identity », Journal of Indian Philosophy 2, p. 231-306.. Sur les kāraka dans la Pratyabhijñā, voir aussi Lawrence, « The Mythico-Ritual Syntax of Omnipotence. On Utpaladeva and Abhinavagupta’s Use of Kriyā-kāraka Theory to Explain Śiva’s Action » », dans Kaul & Aklujkar (ed. 2008), p. 446-488.
[7] Cette idée est un topos dans l’Advaita Vedānta, et on pourrait considérer qu’elle se trouve déjà, au moins en germe, dans la Bṛhadāranyakopaniṣad, par exemple dans II, 4, 14 (« Par quoi connaîtrait-on donc le connaisseur ? »), qu’Abhinavagupta cite justement alors qu’il commente l’affirmation d’Utpaladeva selon laquelle « la connaissance est établie par elle-même » parce que toute conscience, automanifeste, a l’intuition d’elle-même comme conscience (voir Īśvarapratyabhijñāvimarśinī, vol. I, p. 45-46, cité infra, chapitre 8, III. 1). Néanmoins, ici, la source du raisonnement semble plutôt devoir être cherchée dans le VP de Bhartrhari, dont Abhinavagupta cite ailleurs un vers fameux décrivant le caractère auto-manifeste de la conscience (voir infra, chapitre 2, n. 14) et dont une partie importante est consacrée à l’analyse des facteurs de l’action ou kāraka (voir le Kriyāsamuddeśaet Iyer 1969, p. 283-344). Sur l’importance de la pensée du philosophe grammairien dans l’élaboration de la Pratyabijñā, voir Torella 2008 et infra, chapitre 2, III. 3.
[8] Cf. Īśvarapratyabhijñākārikā II, 3, 16 : « En revanche, quel moyen de connaissance (pramāna) — qui est une manifestation nouvelle (navābhāsa) — [pourrait-il y avoir] à l’égard du sujet connaissant (pramātr), de l’Ancien (purāna) dont la nature singulière est toujours manifeste [et] qui possède toutes les connaissances (pramiti) ? ». Abhinavagupta explique (Īśvarapratyabhijñāvimarśinī, vol. II, p. 122) : « [Utpaladeva] a [déjà] dit [dans Īśvarapratyabhijñākārikā II, 3, 1] que le moyen de connaissance (pramāna) est une manifestation toujours nouvelle (navanavābhāsa) qui repose sur le sujet de connaissance limité (parimitapramātr) en étant orientée (unmukha) vers l’objet de connaissance. À l’égard de ce qui consiste en manifestation consciente (prakāśa) — autrement dit, de ce dont la nature n’est rien d’autre que manifestation consciente — , laquelle est [toujours] déjà établie (pūrvasiddha), quel pourrait bien être le rôle d’un moyen de connaissance — ou [plutôt,] comment pourrait-on [même] imaginer [un moyen de connaissance] ? ».
[9] Sur cette pratique indienne de l’analyse sémantique et ses règles, voir Kahrs 1998.
[10] Īśvarapratyabhijñāvimarśinī, vol. I, p. 19-20.