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Origène et la philosophie
Crouzel : Autres doctrines de Platon.
Henri Crouzel
dimanche 3 août 2014
Extrait de « Origène et la philosophie »
Origène n’accepte pas qu’on puisse mentir à certains hommes en refusant de les considérer comme son prochain : c’est rejeter une théorie qu’on entend encore. Dieu dissimule la vérité sous le voile de l’allégorie pour qu’elle ne soit pas nuisible : idée courante dans l’œuvre d’Origène lorsqu’il réfléchit sur le mode de langage symbolique employé par l’Écriture. Lorsque Dieu parle aux hommes dans la Bible, ou par l’Incarnation, il se fait représenter en homme, car les hommes ne pourraient le comprendre autrement : au ciel seulement, quand ils seront divinisés, il leur parlera en Dieu. Telle est la raison des anthropomorphismes bibliques et de la venue du Verbe dans un corps humain : elle manifeste des réflexions profondes sur la connaissance de Dieu. Dieu mène ainsi lentement et pédagogique-ment l’homme à le connaître : quelque lueur sur sa vraie nature filtre des symboles et habitue progressivement l’âme. S’il se manifestait brusquement, cette révélation serait nuisible, car l’homme la recevrait avec une intelligence non préparée. C’est pourquoi Dieu dissimule son essence sous des figures et images humaines.
La seconde partie du développement est plus maladroite que vraiment scandaleuse. D’après les exemples de Judith et d’Esther il s’agit d’un problème qui est toujours la croix des moralistes : la nécessité de dissimuler la vérité pour soustraire un secret à un interrogatoire indiscret et habile. Celui de Jacob est plus discutable. Mais on peut dire, à la décharge d’Origène, que son rôle dans l’économie du salut l’a fait considérer par les Pères avec une indulgence qui nous étonne et nous amuse : non est mendacium, sed mysterium, dit saint Augustin. Si saint Jérôme avait renoncé à son irascibilité habituelle, s’il avait suivi les conseils prodigués par Origène pour lire, non seulement la Bible, mais encore Platon, c’est-à-dire s’il avait cherché la « volonté » d’Origène — ce n’est pas là son habitude — il aurait peut-être critiqué la maladresse du morceau, mais il ne se serait pas scandalisé.
A propos du mal, Origène cite le Théétète : « Il est impossible que le mal disparaisse du milieu des hommes ni qu’il ait son siège parmi les dieux. » D’une mésintelligence de ce texte Celse tire selon lui sa théorie d’une quantité constante de maux dans l’univers :
’’Il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il n’y aura jamais parmi les êtres diminution ni augmentation des maux : une est la nature de l’univers et toujours la même ; l’origine des maux elle aussi est toujours la même.’’
Origène lui oppose le Timée disant : « Quand les dieux purifient la terre par l’eau » : après sa purification elle doit donc contenir moins de maux qu’auparavant. Mais Origène et Celse ne parlent pas le même langage : pour le second le mal c’est la souffrance ; pour le premier, qui refuse d’accepter d’autres biens et d’autres maux que ceux de l’âme, le bien est la vertu, le mal le péché. C’est le Déluge biblique qu’il voit dans le cataclysme du Timée.
Malgré sa grande admiration Origène conserve à l’égard de Platon son sens critique : il n’hésite pas à marquer les distances qui le séparent du christianisme. Il lui reproche, ainsi qu’à Socrate, son idolâtrie, malgré ses belles intuitions sur Dieu. Il va jusqu’à voir dans un texte du Phèdre la griffe du diable et à traiter Platon de suppôt de Satan :
’’A cause de cela, et pour d’autres raisons semblables, je pense que celui qui se métamorphose en ange de lumière, le prince de ce siècle, a composé cette phrase : « Une armée de dieux et de daimones le suit, disposée en onze groupes. » Il y dit de lui-même et de ceux qui philosophent : « Nous sommes avec Zeus et d’autres avec d’autres daimones. »
Cette hargne est certes un cas unique : elle ne contraste pas moins, comme on l’a déjà remarqué, avec les louanges de Clément.

