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Dialectique existentielle du divin et de l’humain
Berdyaeff : LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE.
J.B. Janin, 1947
dimanche 6 avril 2008
Extrait « Dialectique existentielle du divin et de l’humain »
LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE. SIGNIFICATION DE NIETZSCHE. DIALECTIQUE DU TRINITARISME
Le plus grand mérite de Nietzsche consiste à avoir posé le problème de la création. Il recherchait l’extase, et l’extase, pour lui, était inséparable de l’activité créatrice. Il était convaincu que l’homme était capable de créer de nouvelles valeurs. La vérité était pour lui une création, et non une découverte. La vérité n’est pas une donnée qui serait acceptée passivement, mais elle se crée au cours du processus vital, dans la lutte pour la puissance. La vie est justement un processus de création de valeurs. Je dirais, en me servant de ma terminologie à moi, que ce qu’on appelle vérité objective n’est qu’une illusion née de l’objectivation. Même pour un homme étranger au point de vue chrétien, la vérité est le chemin et la vie, et non un objet, une réalité-chose. L’homme est capable de créer de nouvelles valeurs, une vie nouvelle. Il y a certes une limite à la force créatrice de l’homme : il est notamment incapable de créer des êtres vivants, il peut seulement les engendrer. Il est incapable de créer même une puce. Et ce fait cache un sens profond. Un être créé par l’homme n’aurait aucune image vivante, ce serait un simple mécanisme. La grande erreur de Nietzsche consistait justement à vouloir que l’homme créât le surhomme, que le divin, supposé jusqu’alors inexistant, fût créé par l’homme, que l’inférieur appelât à l’existence le supérieur. Mais où une nullité telle que l’homme (et Nietzsche ne voyait bien dans l’homme qu’une nullité) trouverait-elle la force de créer le surhumain, le divin ? Pour justifier le pouvoir créateur de l’homme, son pouvoir de création de nouvelles valeurs, une nouvelle anthropologie est nécessaire [18]. Mais la philosophie sur laquelle Nietzsche fondait son anthropologie était une vieille philosophie à laquelle le pouvoir créateur de l’homme échappait. Comment l’homme, être frappé de nullité, pourrait-il créer Dieu ? La dialectique du divin et de l’humain aboutit à la négation et du divin et de l’humain, l’un et l’autre s’évanouissant pour donner lieu au spectre du titanisme surhumain. On explique cette folie de Nietzsche par sa maladie, mais, en se plaçant au point de vue spirituel, on doit y voir le résultat d’un effort surhumain, épuisant, de s’élever à une hauteur vertigineuse, et cela en l’absence de toute hauteur. Cette aspiration au néant héroïque est caractéristique de l’esprit germanique. L’impressionnante vision nietzschéenne d’un monde dyonisien s’explique justement par cette aspiration. Nietzsche est obsédé par deux idées contradictoires : celle de l’éternel retour et celle du surhomme. L’idée de l’éternel retour est une idée antique, c’est l’idée de mouvement cyclique, professée par les Grecs. L’idée du surhomme est une idée messianique et, comme toutes les idées messianiques, elle a des sources perso-judéo-chrétiennes. Ce n’est pas par hasard que Nietzsche a donné pour titre à son œuvre la plus géniale le nom d’un sage persan : ne sont-ce pas en effet les Perses qui ont introduit dans la conscience religieuse l’idée eschatologique ? J’attache peu d’importance à la triste idée de l’éternel retour, mais j’en attache une très grande à l’idée du surhomme. Nietzsche était tourné à la fois vers l’avenir et vers le passé, il réunissait en lui le prométhéisme et l’épiméthéisme, un élément spirituel révolutionnaire et un élément spirituel réactionnaire. Il est une victime qui supporte les conséquences de la négation du pouvoir créateur de l’homme par le christianisme historique.
L’autre problème posé par Nietzsche fut celui de la souffrance. Il a lui-même beaucoup souffert : il a souffert d’une maladie qui ne laissait place à aucun espoir, et il a souffert de sa solitude. Il a lutté héroïquement contre la souffrance. Aucune douleur ne l’a empêché de créer. Ce qui, à ses yeux, faisait la valeur de l’homme, c’était sa force de résistance à la souffrance. Il voulait supporter la souffrance, sans recourir à aucune consolation. Il s’élevait contre le christianisme, parce que celui-ci prétendait offrir une consolation, en donnant un sens à la souffrance. Supporter la souffrance, sans chercher des consolations, sans l’espoir de revivre dans un autre monde : c’est en cela que consistait, d’après lui, le vrai héroïsme. Il recherchait les dangers, longeait le bord des abîmes, avait en horreur la vie assurée [19]. A cela se rattachait chez lui le sentiment tragique de la vie. Quelle serait l’interprétation "en profondeur de l’attitude de Nietzsche à l’égard du Christianisme ? Il était un ennemi du Christianisme, peut-être ûn de ses ennemis les plus acharnés ; il a écrit beaucoup de choses injustes sur le christianisme, entre autres l’Antéchrist, qui est peut-être un de ses ouvrages les plus faibles. Mais Nietzsche était en même temps touché par le Christ et par le thème chrétien. Chez lui, l’Eros était associé à l’anti-Eros. Il luttait contre le Christ, mais il luttait contre un homme qui, dans son for intérieur, avait la plus ardente affection pour le Christ. Alors qu’il était déjà frappé de folie, il signait ses lettres : « Le crucifié. » L’élément chrétien, bien que déformé, était incontestablement très fort chez lui. Nietzsche, l’ennemi du christianisme, était certainement plus proche de celui-ci que le serein et bienveillant Gœthe, qui n’a pas été touché par le thème chrétien, qui y était même complètement indifférent. Gœthe est en effet peut-être le seul homme de la période chrétienne de l’histoire qui soit passé à côté du christianisme, qui n’ait pas été touché par lui. Il a su organiser sa vie intérieure, sans avoir besoin du christianisme. C’est pourquoi on le qualifie souvent de païen. Il ignorait même la tragique religion grecque de Dionysos. On sait que Gœthe craignait beaucoup la souffrance et cherchait à l’éviter, qu’il n’aimait pas la tragédie. Kleist lui inspirait de l’aversion et il se montra très injuste à son égard. Son attitude envers la souffrance donnait souvent l’impression de manque de grandeur d’âme, bien qu’il fût un homme fort. Mais quant à Nietzsche, il est impossible, malgré sa prédilection pour la Grèce antique, de se le représenter en dehors de la période chrétienne de l’histoire. Sa destinée est celle d’un Européen du monde chrétien, elle représente l’une des voies suivies par l’homme chrétien, le sommet de sa dialectique existentielle. Le cas Nietzsche est intimement lié à la dialectique du divin et de l’humain. C’est là un-thème qui remonte à la vieille mystique allemande. Eckhardt, Angélus Silesius font dépendre de l’homme l’existence même de Dieu. C’est ce qui a toujours inquiété les théologiens qui attribuaient à cette conception un sens intellectuel et ontologique, c’est-à-dire hérétique, alors qu’elle n’était que l’expression d’une expérience intérieure, spirituelle. Lorsque les mystiques disaient que Dieu dépendait de l’homme, leurs paroles pouvaient être interprétées dans un double sens : elles pouvaient en effet signifier ou qu’il existait deux natures qui se rejoignent en amour et réagissent l’une sur l’autre, ou qu’il n’existe qu’une seule nature, divine d’après les uns, humaine d’après les autres. L’évolution de la métaphysique allemande a fini par aboutir à Nietzsche, dont la conception signifie la disparition aussi bien de Dieu que de l’homme. On ne saurait trop insister sur l’importance de Nietzsche qui incarne la dernière phase de la dialectique de l’humanisme. Le cas Nietzsche nous montre la possibilité et la nécessité d’une nouvelle révélation relative à l’homme et à l’humain, comme condition de l’achèvement de la dialectique du divin et de l’humain.


[18] Cf. mon livre : Le sens de la création. Essai d’une justification de l’homme - en russe et en allemand.
[19] À cette manière de voir se rattache le courant de la pensée française contemporaine, représenté par Bataille - L’Expérience intérieure -, Camus, etc. ; les œuvres de Chestov n’ont pas été sans influence sur ce mouvement.