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Dialectique existentielle du divin et de l’humain

Berdyaeff : LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE.

J.B. Janin, 1947

dimanche 6 avril 2008

Extrait « Dialectique existentielle du divin et de l’humain »

LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE. SIGNIFICATION DE NIETZSCHE. DIALECTIQUE DU TRINITARISME

La dialectique existentielle du divin et de l’humain est beaucoup redevable à Luther qui se rattache à la mystique allemande, sans qu’on puisse dire qu’il fût lui-même un mystique. Son livre De servo arbitrio, dirigé contre Erasme, présente un intérêt particulier. C’est un livre plein de verve, et dont le côté paradoxal consiste en ce que, dans sa lutte pour la liberté du chrétien et contre le pouvoir de l’autorité, Luther nie complètement la liberté de l’homme et postule l’intervention exclusive de Dieu et de la grâce divine dans la vie religieuse. La seule chose qui émane de l’homme, c’est la foi. La foi seule, qui est, elle aussi, un produit de la grâce, sauve l’homme, et c’est ainsi que Luther concevait la libération de l’homme du pouvoir de l’autorité. Par rapport à Dieu, l’homme est privé de toute indépendance ; il ne peut que croire en Dieu. Ce qui n’empêche pas que l’homme puisse être actif dans le monde. Quant à la traditionnelle doctrine catholique du libre arbitre et des bonnes œuvres nécessaires au salut qu’il comporte, Luther y voyait presque une doctrine sacrilège, attentatoire à la toute-puissance et à la grandeur de Dieu. Non content de nier le libre arbitre, il voyait dans la raison une faculté diabolique. Il accusait le catholicisme de pélagianisme. La doctrine luthérienne de la volonté-serve a été souvent interprétée d’une façon grossière, sans qu’on se fût rendu compte de la profondeur et de la complexité de la dialectique métaphysique qui en découle. Il était difficile de prévoir en effet qu’elle servirait de point de départ et de base à toute la métaphysique allemande du commencement du XIXe siècle. Le divin absorbe l’humain. Mais le mystère de l’union des deux disparaît, comme chez Eckhardt. La dernière et la plus intéressante manifestation du protestantisme en Europe, la théologie dialectique de Karl Barth et de ses partisans, aboutit, elle aussi, à la négation du théoandrisme de Dieu-Humanité. Pour Barth, Dieu est tout, et l’homme n’est rien. Barth est dualiste, et non moniste, puisqu’il postule une séparation entre Dieu et l’homme, l’existence d’un abîme isolant l’un de l’autre. Mais dire que l’homme n’est rien et que Dieu est tout, la seule et unique réalité, c’est admettre une certaine forme de monisme, un monisme masqué, voire une forme de panthéisme. Pour qu’il n’y ait ni monisme, ni panthéisme, il ne faut pas que l’homme ne soit rien, il faut lui reconnaître une dignité et une liberté humaines. Ce raisonnement s’applique également à Calvin : bien qu’il fût un ennemi déclaré du panthéisme, on n’en peut pas moins le qualifier, paradoxalement en apparence, de panthéiste, parce qu’il humilie l’homme, minimise sa réalité et ne considère comme l’Etre véritable que Dieu qui est tout. Ceci montre combien complexe et confuse est la dialectique du divin et de l’humain, combien il est difficile de se pénétrer du mystère de leur union. Baader est le seul penseur allemand qui se rapproche le plus de l’idée de l’humanité divine et de la divinité humaine et s’apparente, de ce fait, le plus à la philosophie religieuse russe [6]. Mais Baader se tenait à l’écart de la principale voie sur laquelle se déroulait la dialectique du divin et de l’humain.

Le deuxième acte du drame dont nous parlons a, pour ainsi dire, pour protagoniste la philosophie idéaliste allemande, qui est la manifestation la plus significative de la philosophie européenne. Quel lien y a-t-il entre ce deuxième acte et le premier ? Le lien qui rattache cette philosophie idéaliste à Eckhardt était à la rigueur facile à saisir, mais celui qui la rattache à Luther est moins évident. L’influence la plus profonde qu’ait subie la métaphysique allemande fut incontestablement celle de Bœhme, mais ceci se rapporte à un autre thème, non à celui qui m’intéresse ici. C’est à Bœhme que la métaphysique allemande doit toute son originalité, ce par quoi elle se distingue de la philosophie grecque et de la philosophie médiévale, en ce qui concerne les rapports entre l’humain et le divin, c’est-à-dire le problème de l’humanité divine et de la divinité humaine, Bœhme était plus chrétien, moins moniste que Hegel ou Fichte. On dit souvent que c’est à Luther que revient la paternité de l’idéalisme philosophique et que c’est sur le terrain du protestantisme que la philosophie allemande a pris le développement que l’on sait. A première vue, il n’y a pas d’opposition plus grande que celle qui existerait entre Luther et Hegel. Le premier maudissait la raison comme une faculté diabolique, le second la divinisait. D’après le premier, tout viendrait de la grâce, ce qui ne serait pas de nature à favoriser la connaissance métaphysique. En examinant les choses de plus près, on arrive "a comprendre pourquoi la négation de la raison a fait place à une affirmation catégorique de la raison. Luther, qui n’était pas un philosophe, mais une nature prophétique, ne voulait pas et ne pouvait pas justifier sa malédiction de la raison par des arguments philosophiques. Mais la raison dont parlait Luther n’était pas celle qu’affirmait Hegel. La raison maudite par Luther est la raison humaine, tandis que celle glorifiée par Hegel, par Fichte et tous les idéalistes du commencement du XIXe siècle est la raison divine. La raison qu’avait en vue Hegel, et c’est là le point qui nous intéresse le plus ici, équivalait non à la raison telle que la concevait Luther, mais à ce qu’il entendait par la grâce. D’après Hegel, ce n’est pas la raison humaine qui connaît, mais la raison divine, l’acte de la connaissance, l’acte religieux étant celui non de l’homme individuel, mais de l’Esprit universel. De même, le moi, chez Fichte, n’est pas le moi individuel et humain, mais le moi universel et divin. Dans la métaphysique allemande du XIXe siècle, tout se tient sur une pointe et menace toujours de tomber du côté opposé à celui qu’elle occupe à un moment donné. On peut interpréter la philosophie de Hegel, qui a été un achèvement, comme préconisant soit une absorption définitive du divin par l’humain et comme une exaltation de l’orgueil humain, soit une absorption non moins définitive de l’humain par le divin et comme une négation de la personne humaine. Ces deux interprétations sont également justifiées. La révolte de Dostoïevski et de Kierkegaard Kierkegaard Søren Kierkegaard (1813-1855) pour la défense de l’homme individuel a été une révolte contre Hegel, contre son Esprit universel, contre le pouvoir tyrannique du général sur l’individuel. C’est à Hegel qu’on doit cette expression : « Die Religion als Selbstbewusst-sein Gottes. » [7] Ed. v. Hartmann, qui s’est inspiré non seulement de Schopenhauer, mais aussi de Hegel, a bâti sa religion de l’Esprit sur cette conception hégélienne de la religion et des rapports entre le divin et l’humain [8]. La métaphysique allemande a créé un véritable mythe qui se prête aussi bien à une interprétation pessimiste qu’à une interprétation optimiste. Or, Hartmann l’interprète dans un sens pessimiste. C’est dans un accès de folie que la volonté du Dieu inconscient a créé l’Etre avec tous ses malheurs. Mais c’est dans l’homme que le Dieu, d’abord inconscient, émerge à la conscience, ce qui ouvre la possibilité de libération des souffrances inhérentes à l’Etre [9]. Mais chez l’optimiste Hegel, Dieu émerge également à la conscience dans l’homme, et cette conscience atteint son plus haut degré dans la philosophie de Hegel lui-même [10]. C’est ainsi que s’est achevée la déformation du thème posé par J. Bœhme, le mystique le plus génial, du type gnostique. D’après ce dernier, pénétré de christianisme et de la Bible, c’est en partant de l’Urgrund, qui précède l’être et le monde, que s’effectue dans l’éternité, et non dans le temps, la naissance de Dieu et s’épanouit la Sainte Trinité qui, elle, crée le monde [11]. Cette succession idéale change dans la métaphysique allemande, toute pénétrée de motifs empruntés à la vieille mystique. C’est dans l’Urgrund, dans l’obscur inconscient que le monde se crée, et c’est dans le monde ainsi créé que Dieu apparaît à son tour. Fichte, Hegel, en partie aussi Schelling Schelling Friedrich Wilhelm Joseph (von) Schelling (1775-1854) parlent du devenir de Dieu. Le processus cosmique n’est pas autre chose qu’un processus ayant pour aboutissement le devenir de Dieu, et c’est dans l’homme que Dieu devient complètement conscient. On assiste à la fois à la divinisation de l’homme et à sa négation. Il n’y a rien qui soit purement humain et distinct du divin et qui se trouve face à face avec Dieu, dans le drame qui se déroule. C’est dans le troisième acte qu’apparaissent les conséquences qui découlent de cette conception. Le principal défaut de la métaphysique allemande, cette production géniale de la pensée humaine, consistait dans son impersonnalisme.

La philosophie de Hegel, qui cherchait le concret, sans y parvenir, qui étouffait l’individualité humaine, a provoqué une réaction de l’humain contre l’Esprit universel. Le divin a fini par apparaître comme l’expression de l’asservissement de l’homme.


[6Voir le livre récent sur Baader par Susini : Franz Baader et le romantisme mystique. C’est l’ouvrage le plus complet qui ait paru jusqu’ici sur le grand penseur allemand.

[7La religion comme conscience-de-soi de Dieu.

[8Ed. von Hartmann : Die Religion des Geistes.

[9C’est ce qui est très bien exposé dans le livre de Dreuss, disciple de Hartmann : Die Religion als Selbstbewusstsein Gottes.

[10Sur la conception de la religion par Hegel, voir ses Vorlesungen über die Philosophie der Religion.

[11Voir Berdiaeff : Etudes sur J. Boehme. Etude I : La théorie de l’Urgrund et de la liberté.