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Approches de l’Inde
Aurobindo : LES MÉTHODES DE CONNAISSANCE VÉDÂNTIQUE
Trad. française de Camille Rao, Suzanne Forgues et Jean Herbert (révisée par l’auteur)
lundi 3 novembre 2008
Extrait de « Approches de l’Inde », traduction française de Camille Rao, Suzanne Forgues et Jean Herbert, révisée par l’auteur.
Nous trouvons cette succession dans les Upanishads et les philosophies indiennes ultérieures. Les sages du Vêda et du Védânta s’en remettaient entièrement à l’intuition et à l’expérience spirituelle. C’est par erreur que les érudits parlent quelquefois de grands débats ou discussions dans les Upanishads. Chaque fois qu’il semble y avoir controverse, ce n’est pas par la discussion, la dialectique ou l’emploi du raisonnement logique qu’on procède, mais par une comparaison d’intuitions et d’expériences où le moins lumineux s’efface devant le plus lumineux, le plus étroit, le plus défectueux ou le moins essentiel devant le plus vaste, le plus parfait, le plus essentiel. La question qu’un penseur pose à un autre est : « Que connais-tu ? » et non « Que penses-tu ? » ni « A quelle conclusion ton raisonnement t’a-t-il conduit ? » Nulle part dans les Upanishads nous ne trouvons trace d’un raisonnement logique invoqué pour étayer les vérités du Védânta. L’intuition, semblant avoir soutenu les sages, doit être corrigée par une intuition plus parfaite ; le raisonnement logique ne peut en être juge.
Et cependant la raison humaine tient à avoir satisfaction par sa propre méthode. C’est pourquoi, lorsque a commencé l’âge de la spéculation rationaliste, les philosophes indiens, respectueux de l’héritage du passé, ont adopté une double attitude à l’égard de la vérité qu’ils cherchaient. Ils reconnaissaient en la Shruti — premier fruit de l’intuition ou, comme ils préféraient l’appeler, de la révélation inspirée — une autorité supérieure à la raison. Mais en même temps, ils partaient de la raison et mettaient à l’épreuve les résultats qu’elle leur donnait, ne tenant pour valables que les conclusions confirmées par l’autorité suprême. Ainsi ils ont évité dans une certaine mesure le vice coutumier de la métaphysique, sa tendance à batailler dans les nuages parce qu’elle prend les mots pour des faits impératifs et non pour des symboles qu’il faut toujours scruter avec soin et constamment ramener au sens de ce qu’ils représentent. Leurs spéculations tendirent d’abord, au centre, à rester proches de l’expérience la plus haute et la plus profonde, puis à procéder avec la double sanction des deux grandes autorités, raison et intuition. Néanmoins, la tendance naturelle de la raison à affirmer sa propre suprématie triompha en fait de la théorie de sa subordination. D’où la naissance d’écoles adverses, dont chacune se basait en théorie sur le Vêda et en employait les textes comme arme contre les autres écoles. Car l’intuition voit les choses comme un tout, dans leur ensemble, et les détails comme des aspects seulement du tout indivisible ; elle tend vers la synthèse et l’unité de la connaissance. La raison, au contraire, procède par analyse et division, et assemble ses faits pour former un tout ; mais dans l’assemblage ainsi formé il y a des opposés des anomalies, des incompatibilités logiques, et la tendance naturelle de la raison est d’en affirmer certains et de nier ceux qui s’opposent aux conclusions qu’elle a choisies, afin de former un système impeccablement logique. L’unité de la première connaissance intuitive fut ainsi brisée, et l’ingéniosité des logiciens a toujours su découvrir des expédients, des méthodes d’interprétation, des critères à valeurs variables pour pouvoir pratiquement annuler les textes gênants de l’Écriture et se livrer dans une entière liberté à des spéculation métaphysiques.
Néanmoins, les conceptions principales du premier Védânta ont subsisté en partie dans les différents systèmes philosophiques et l’on s’est efforcé périodiquement de les combiner à nouveau en quelque image de la catholicité, de l’unité qu’avait jadis la pensée intuitive. Et à l’arrière-plan de la pensée de tous, présenté sous des formes diverses, a survécu, comme la conception fondamentale, Purusha, Atman ou Sad Brahman, le pur Existant des Upanishads, souvent rationalisé en une idée ou un état psychologique, mais portant encore un peu de son ancienne charge d’inexprimable réalité. Quel peut être le rapport entre le mouvement de devenir qui est ce que nous appelons le monde et cette Unité absolue ? comment l’égo, qu’il soit produit du mouvement ou cause du mouvement, peut-il retourner à ce Moi, cette Divinité ou Réalité véritable proclamée par le Védânta ? — telles sont les questions spéculatives et pratiques qui ont toujours occupé la pensée de l’Inde.

