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Approches de l’Inde
Aurobindo : LES MÉTHODES DE CONNAISSANCE VÉDÂNTIQUE
Trad. française de Camille Rao, Suzanne Forgues et Jean Herbert (révisée par l’auteur)
lundi 3 novembre 2008
Extrait de « Approches de l’Inde », traduction française de Camille Rao, Suzanne Forgues et Jean Herbert, révisée par l’auteur.
Sad Brahman, l’Existence pure, indéfinissable, infinie, absolue, est le concept dernier auquel arrive l’analyse védântique en sa vision de l’univers, la Réalité fondamentale que l’expérience védântique découvre derrière tout le mouvement et tout l’aspect de forme qui constituent la réalité apparente. Il est évident que, lorsque nous postulons cette conception, nous allons tout à fait au delà de ce que contiennent ou certifient notre conscience ordinaire, notre expérience normale. Les sens et le mental-sens ne savent absolument rien d’une expérience pure ou absolue. Tout ce dont nous parle notre expérience sensorielle est forme et mouvement. La forme existe, mais d’une existence qui n’est pas pure, qui bien plutôt est toujours mêlée, combinée, agrégée, relative. Quand nous pénétrons en nous-même, nous pouvons bien nous débarrasser de la forme, précise, mais nous ne pouvons nous débarrasser du mouvement, du changement. Mouvement de matière dans l’espace, mouvement de changement dans le temps, telle semble être la condition de l’existence. Certes on peut dire, si l’on veut, que l’existence, c’est ce dont nous avons ici l’expérience courante et que l’idée d’existence-en-soi ne correspond à aucune réalité discernable. Tout au plus entrevoyons-nous parfois, dans le phénomène de conscience de soi ou derrière ce phénomène, quelque chose d’immobile et d’immuable, quelque chose que nous percevons vaguement — ou imaginons — que nous sommes, par delà toute vie et toute mort, par delà tout changement, toute formation, toute action. C’est la seule porte qui parfois en nous soudain s’ouvre grande sur la splendeur d’une vérité au delà, et, avant de se refermer, laisse un rayon nous frôler — signe lumineux que nous pouvons étreindre en notre foi — si nous avons assez de force et de fermeté — et prendre pour tremplin d’un jeu de conscience autre que celui du mental-sens — le jeu de l’intuition.
Car si nous y regardons avec soin, nous verrons que l’intuition est notre premier instructeur. L’intuition est là toujours, voilée, derrière nos opérations mentales. C’est l’intuition qui apporte à l’homme ces fulgurants messages de l’Inconnu qui sont le début de sa plus haute connaissance. La raison n’intervient qu’ensuite, pour voir quel profit elle peut tirer de la lumineuse moisson. C’est l’intuition qui nous donne cette idée de quelque chose qui est derrière et par delà tout ce que nous savons et tout ce que nous semblons être ; cette idée qui poursuit l’homme, tout en étant en conflit incessant avec sa raison inférieure et toute son expérience ordinaire, et qui le contraint à traduire cette perception sans forme en idées plus positives : Dieu, immortalité, Ciel, et tout ce par quoi nous tâchons de l’exprimer à notre mental. Car l’intuition est aussi forte que cette Nature de l’âme même de qui elle a jailli, et elle n’a nul souci des contradictions de la raison, des démentis de l’expérience. Elle connaît ce qui est, parce qu’elle est, parce qu’elle-même est de cela et vient de cela, et ne veut point livrer cela au jugement de ce qui ne fait que devenir et paraître. Ce dont nous parle l’intuition, c’est moins l’Existence que l’Existant, car elle procède de cet unique point de lumière en nous qui favorise son jeu, cette porte parfois ouverte dans notre propre conscience de nous. L’antique Védânta a saisi ce message de l’intuition et l’a formulé dans les trois affirmations fondamentales des Upanishads : « Je suis Lui », « Tu es Cela, ô Shvétaketu », « Tout Ceci est le Brahman ; ce Moi est le Brahman ».
Mais l’intuition — en raison de la nature même de son action en l’homme, œuvrant comme elle le fait de derrière le voile, principalement active dans les éléments qui en l’homme sont les moins éclairés, les moins capables de s’exprimer et parce qu’elle n’est servie, de ce côté-ci du voile, dans l’étroite lumière qui est notre conscience de veille, que par des instruments inaptes à assimiler pleinement ces messages — ne peut nous donner la vérité sous cette forme ordonnée et explicite que réclame notre nature. Pour pouvoir réaliser en nous une telle plénitude de connaissance directe, elle devrait au préalable s’organiser dans notre être de surface et y assumer le rôle directeur. Mais dans notre être de surface, ce n’est pas l’intuition, c’est la raison qui est organisée et qui nous aide à ordonner nos perceptions, nos pensées et nos actions. Aussi l’âge de la connaissance intuitive, représenté par l’ancienne pensée védântique des Upanishads, a-t-il dû faire place à l’âge de la connaissance rationnelle ; l’Écriture inspirée a cédé lé pas à la philosophie, métaphysique, comme ensuite la philosophie métaphysique a dû céder le pas à la science expérimentale. La pensée intuitive, qui est une messagère du supraconscient et par conséquent notre faculté la plus haute, a été supplantée par la raison pure qui n’est qu’une sorte de substitut appartenant aux hauteurs moyennes de notre être ; la raison pure à son tour a été supplantée pendant quelque temps par l’action mêlée de la raison qui occupe les plaines et les basses altitudes, et dont la vision ne dépasse pas l’horizon de l’expérience que peuvent nous apporter les sens et le mental physiques et tout ce que nous pouvons inventer pour les aider. Et ce processus qui semble être une régression est en vérité un cycle de progrès. Car dans chaque cas, la faculté inférieure est contrainte de prendre tout ce qu’elle peut assimiler dans ce qu’avait déjà donné la faculté supérieure et de chercher à le rétablir par ses propres méthodes. Par cette tentative, elle acquiert elle-même une portée plus vaste et arrive enfin à s’adapter de façon plus souple et plus large aux facultés supérieures. Sans cette succession et ces tentatives d’assimilation par chaque faculté, nous serions obligés de demeurer sous la domination exclusive d’une partie de notre nature tandis que le reste demeurerait ou bien sans vigueur et indûment asservi, ou bien confiné en son propre domaine et par suite piètrement développé. Avec cette succession et ces tentatives séparées l’équilibre est rétabli ; il se prépare une harmonie plus complète de nos éléments de connaissance.

