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L’HOMME IMMORTEL
Paul Nothomb : « souffle de vie » et « être vivant »
LA CONSCIENCE D’EXISTER
lundi 16 avril 2018
Extrait du Chapitre IV de Paul Nothomb, « L’HOMME IMMORTEL »
Dans le récit du jardin d’Eden, la formation de l’Homme avant même d’être « achevée » par la Femme comporte donc trois étapes, qui ne sont pas chronologiques mais existentielles. Plutôt que d’étapes, on pourrait parler d’étages, car il s’agit d’une progression vers le haut :
1. l’homme est formé légèreté hors de la pesanteur.
Nous venons d’en traiter. Ensuite :
2. Dieu lui insuffle un « souffle de vie » ;
3. l’Homme devient un « être vivant ».
Donc à la différence des animaux, l’Homme est formé « légèreté » (plus faible qu’eux physiquement sans doute, quoique immortel) et en outre gratifié d’un « souffle divin » avant de devenir un « être vivant ».
Elément psychique capital qui distingue l’Homme des animaux, ce « souffle de vie » (nishmat hayim) n’est plus jamais cité dans la Bible, après cette unique mention. Quelque peu modifiée en « souffle d’esprit de vie », l’expression réapparaît pourtant une fois : dans le récit du déluge, où « tout ce qui avait un souffle d’esprit de vie dans les narines, de tous ceux qui étaient sur la terre sèche » (Gn 7,22) désigne les hommes restés à terre, tandis que Noé était dans l’arche. On peut penser que ce rappel en cet endroit souligne l’importance de Noé comme seul survivant (avec ses compagnons) de l’humanité créée en la personne du premier Homme, dont la particularité était le « souffle de vie » insufflé par Dieu. Mais à part ces deux mentions, il n’est question nulle part ailleurs dans la Bible de cette nishmat hayim... De quoi s’agit-il ?
Peut-on assimiler cette nishmat hayim du récit de la formation, et même cette nishmat rouah, hayim du récit du déluge aux deux rouah hayim qu’on trouve aussi dans la Bible, précisément dans le récit du déluge (Gn 6,17 ; 7,15) ? Mais ces deux mentions du rouah, hayim (esprit de vie, littéralement : vent de vie) se rapportent nettement d’après le contexte à « toute chair » animaux autant qu’hommes. De façon plus générale d’ailleurs, le mot « rouah » est beaucoup plus fréquent dans la Bible que le mot « néshama ». Il désigne non seulement le vent ou la respiration au sens matériel, mais l’esprit au sens le plus large, l’esprit de Dieu et aussi l’esprit de l’Homme.
D’abord que veut dire le mot « néshama » (dont l’ « état construit » est « nishmat ») quand il est seul ? Il est traduit tantôt par « souffle », tantôt par « âme », tantôt par « respiration ». Sur les vingt-deux occurrences de ce mot dans la Bible, en plus des deux déjà citées, il y en a six où il est précédé du mot « kol » (tout). « Kol néshama ». Sur ces six mentions, cinq désignent clairement d’après le contexte « toute la population », ou si l’on préfère tous les êtres humains, qui doivent être exterminés lorsqu’une ville, lors de la conquête de la Terre promise, a été « vouée à l’interdit ». Cette pratique cruelle qui sacrifie des innocents, quoique en bien moins grand nombre que le déluge — qui, soit dit en passant, scandalise peu les humanistes — était courante dans les guerres à l’époque. Renvoyons à ce que nous dirons plus loin de ces « châtiments divins », incompréhensibles. Nos bibles traduisent ce kol néshama soit par « tout ce qui respire » (Segond), soit par « tout ce qui est vivant » (Jérusalem), ce qui est équivoque, car on peut penser que cela inclut les animaux. Or le contexte les exclut. Il faut donc traduire « tous les êtres humains » et néshama dans ce cas par « homme » en tant qu’il est caractérisé par cet attribut qui lui est propre, la néshama. De même dans la sixième mention de kol néshama qui figure dans le dernier psaume : « Que tous les hommes louent l’Eternel » (Ps 150,6).
Continuons notre décompte. Il y a ensuite neuf mentions de la nishmat de Dieu, qu’on ne peut guère traduire par « respiration » ou par « âme ». D’après le contexte il s’agit soit de la colère de Dieu, soit de son inspiration. Il reste sept mentions se rapportant à la nishmat de l’homme, que nos bibles s’empressent de traduire « littéralement » — ce qu’elles n’osent pas pour la nishmat de Dieu.
Exemples : le fils de la veuve de Sarepta, chez qui se rend le prophète Elie (1R 17,17), tombe malade « et sa maladie fut si violente qu’il ne resta plus en lui de respiration » (Segond). « Et sa maladie fut si violente qu’enfin il expira » (Jérusalem).
Effrayé par une vision, le prophète Daniel (Dn 10,17) déclare : « Maintenant mes forces me manquent, et je n’ai plus de souffle » (Segond). « Le souffle m’abandonne » (Jérusalem).
Job soupire (Jb 27,3) : « Aussi longtemps que j’aurai ma respiration » (Segond). « Tant qu’un reste de vie m’animera » (Jérusalem).
Le prophète Isaïe avertit (Is 2,22) : « Cessez de vous confier en l’homme, dans les narines duquel il n’y a qu’un souffle, car de quelle valeur est-il ? » (Segond.) « Cessez de vous confier en l’homme qui n’a qu’un souffle dans les narines. A combien l’estimer ? » (Jérusalem.)
Isaïe loue Dieu (Is 42,5) « qui a étendu la terre et ses productions, qui a donné la respiration à ceux qui la peuplent » (Segond). « Qui a donné l’haleine au peuple qui l’habite » (Jérusalem).
Dieu, par la bouche du prophète Isaïe (Is 57,16), s’exclame : « Je ne peux garder une éternelle colère quand devant moi tombent en défaillance les âmes que j’ai faites » (Segond). « Je ne persisterai pas à m’irriter, car devant moi succomberaient les âmes que j’ai faites » (Jérusalem).
La septième mention de la nishmat de l’homme (Jb 26,4) est traduite par Segond et la Bible de Jérusalem, non plus par « souffle », « respiration », ou « âme », mais par « esprit ».
Ces traductions « littérales » semblent plausibles, mais il est une prière traditionnelle, probablement très ancienne, qui dénonce leur insuffisance. Chaque matin en s’éveillant, le juif pieux doit réciter les « bénédictions de l’aube » qui commencent ainsi : « Je te remercie, Dieu vivant et subsistant, de m’avoir rendu ma néshama dans ta bonté » (Siddour du rite sépharade). On voit clairement ici que ce n’est pas l’âme, le souffle, ni la respiration que Dieu rend à l’homme à son réveil, mais sa conscience. Et si l’on substitue dans les exemples bibliques cités ci-dessus, aux mots « âme », « souffle », ou « respiration », ce mot « conscience », on s’aperçoit qu’il convient parfaitement et approfondit considérablement la portée de ce qui y est dit.
Si néshama donc veut dire « conscience » et hayim comme on le sait veut dire « vie », la nishmat hayim qui nous occupe veut dire « conscience de vie », ou plus correctement en français « conscience d’exister ».
Personne ne semble s’en être avisé jusqu’ici. Cette mystérieuse nishmat hayim que Dieu insuffle à la poussière qu’est l’Homme afin d’en faire un être vivant, c’est la conscience d’exister, autrement dit une certaine distance vis-à-vis de la Création et de lui-même, une faculté d’abstraction, d’intelligence, de jugement, d’imagination — conditions de sa liberté.
Bien sûr, la liberté ne va jamais sans conscience ! Mais la plupart des gens, en disant cela, penseront à la conscience morale. Or je crois, et je vais essayer de le montrer, que dans le récit du jardin d’Eden, et au cœur du drame qui va maintenant s’y jouer, il ne s’agit pas d’abord, et même il ne s’agit pas du tout, contrairement à l’opinion si répandue, de conscience morale.

