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Approches de l’Inde

MIRCEA ELIADE : INTRODUCTION AU TANTRISME

Dir. Jacques Masui

mardi 11 novembre 2008

Extrait de « Approches de l’Inde. Tradition & Incidences. » Dir. Jacques Masui Masui Masui, Jacques . Cahiers du Sud, 1949

Le Cosmos, tel qu’il se révèle dans la conception tantrique, est un vaste tissu des forces magiques ; et les mêmes forces peuvent être réveillées ou organisées dans le corps humain, par les techniques de la physiologie mystique. C’est ainsi que le Kaulajnânanirnaya nous apprend comment il faut situer les différents mantras dans les cakras, dans les « centres » que la physiologie mystique indienne situe à l’intérieur du corps humain. Parfois, les mantras sont fixés dans certaines parties du corps. Pour ne citer qu’un seul exemple, il y a, dans le petit traité Hastapûjâvidhi, qu’a édité et traduit L. Finot, une méditation grâce à laquelle les doigts de la main gauche sont identifiés aux cinq éléments et aux cinq divinités, en même temps que cinq syllabes mystiques « de couleur respectivement blanche, jaune, rouge, noire et verte », dit le texte, sont « imposées » sur les ongles. Ces syllabes représentent Vairocana, Amitâbha, Akshobhya, Ratnasambhava, Amoghasiddhi, lesquels sont les cinq Dhyâna-Bouddhas.

Une conception similaire explique l’importance accordée par le tantrisme à l’iconographie. Les images deviennent des « supports » pour la méditation. Une image doit être « éveillée », ce qui veut dire dynamisée et finalement assimilée. Entre l’iconographie, la liturgie (orale ou mentale), et la méditation yogique il existe une relation organique. L’image comme le son mystique (mantra) n’est qu’un véhicule pour la concentration yogique. Dans le tantrisme, la concentration signifie l’opération par laquelle on construit une image mentale de la divinité et le processus de dynamisation de cette image, son « animation », sa transformation de symbole en expérience. Les images divines ne sont pas seules à être intériorisées, le sont également le culte lui-même, les endroits du culte, etc. Le Kaulajnânanirnaya, notamment, donne des prescriptions concernant l’accomplissement du culte dédié au symbole iconographique de Çiva, le lingam : la première fleur que l’on offre à celui-ci est Yahimsâ, proprement la non-violence ; ensuite on lui offre la maîtrise de soi-même, la douceur, l’idéalisme, etc., bref, une série de vertus indispensables à la concentration et à la pratique Yoga. Dans le même texte, on prescrit d’intérioriser les lieux de pèlerinage célèbres ; les intérioriser, ce qui signifie les localiser dans le corps, les mettre en connexion avec les différentes « veines » ou « nerfs » (nâdî) de la physiologie mystique.

Cette intériorisation ne veut pas dire abstraction. Le corps humain ne perd jamais sa corporéité, mais par la discipline tantrique, le corps physique se dilate, se cosmise, se transsubstantialise. La condition physique et psychologique de l’homme profane est dépassée, sinon abolie ; les activités sensorielles sont étendues dans une proportion, hallucinante, à la suite d’innombrables identifications d’organes et de fonctions physiologiques, aux régions cosmiques, aux astres, aux dieux, etc.. Mais, répétons-le, le corps joue un rôle prépondérant dans le tantrisme, et c’est surtout à cause de cette primauté accordée à la physiologie, à l’expérience charnelle, que le tantrisme doit être considéré comme la doctrine et la technique par excellence de l’homme déchu du Kali-yuga. A notre époque, affirment les textes, l’ascétisme absolu et la contemplation exclusivement métaphysique ne sont plus capables de résoudre le problème posé par la condition humaine, lequel consiste à abolir la souffrance et l’illusion, à reconquérir la liberté et la béatitude. Enlisé dans la matière, l’homme moderne, l’homme du Kali-yuga, doit commencer son ascension à partir de cette matière, même, sans toutefois s’éloigner de sa source vivante, qui reste l’énergie sexuelle. L’ancien ascétisme indien avait réduit le corps à une énorme entrave. Le tantrisme non seulement retrouve le corps, ¦ mais il en amplifie les possibilités mystiques et le tient pour une condition sine qua non de la délivrance. « Sans le corps, dit le Hevajra Tantra, il n’y a pas de béatitude suprême ». « Sans le corps, il n’y a ni, perfection,, ni béatitude », affirme de son côté le Sri-Kâla-cakra-tantra. Et dans le Dohakosha Saraha s’écrie : « Ici, dans le corps, se trouvent le Gange et la Jumnâ, Prayâga et Bénarès, le Soleil et la Lune. Ici sont les lieux sacrés, les Pîthas et les Upapîthas. Je n’ai pas vu une seule place de pèlerinage ni un seul endroit de béatitude comparable à mon corps. ». Un autre texte parle du yogi Kanha qui « jouit dans la cité de son corps d’un état de non-dualité ».

L’importance du corps dans le tantrisme est accrue du fait que non seulement les astres, les lieux de pèlerinages, les temples, les dieux et les états de sainteté sont localisés dans les divers organes mystiques — mais aussi les principes métaphysiques. Ainsi, les trois kâya du bouddhisme mahâyânique sont localisés dans les trois plexus (cakrd). Selon le bouddhisme tantrique, Prajnâ, la Sagesse suprême, manifestation de la Déesse, se trouve endormie dans la région du mûlâdhâra cakra, tandis que Upâya, c’est-à-dire la technique, le procédé assimilé à Bouddha Vajra-sattva, réside dans la région du cerveau. Le but de la discipline tantrique est d’éveiller la Déesse Prajnâ et de la faire remonter à travers le corps jusqu’à atteindre le Bouddha Vajra-sattva et à s’unir avec lui. Dans les diverses formes du tantrisme hindou, Çiva, principe de la Conscience pure, réside dans le sahasrâra, le lotus à mille pétales de la région cérébrale ; Çakti, la déesse, principe de la force créatrice universelle, réside dans le mûlâdhâra-cakra, sous l’aspect d’un petit serpent (Kundalinî). Exactement comme dans le tantrisme bouddhiste, le but de la technique tantrique hindoue est de réveiller la déesse et de l’unir avec le dieu Çiva.

D’ailleurs, nous rencontrons également un grand nombre d’autres localisations et homologations des principes métaphysiques et cosmologiques à l’intérieur du corps humain. C’est ainsi que le côté droit du corps est masculin, et le côté gauche féminin, par imitation du Çiva, sous sa forme androgyne, bi-sexuelle, Ardhanârîçvara. Pour le tantrisme vishnouite, Râdhâ, la bergère légendaire de Vrin-davan, amoureuse du dieu Krishna, correspond au côté gauche de l’homme et Krishna au côté droit. L’homme parfait, en suivant de près Krishna, son modèle divin, est androgyne. Mais dans le Kali-Yuga, l’androgynie humaine, qui équivaut à la perfection et à la béatitude, ne peut plus être obtenue uniquement par des techniques méditatives et contemplatives. Il faut, pour y parvenir, une expérience concrète, de structure sexuelle, seule capable d’éveiller ces deux principes polaires endormis dans le corps humain et, par conséquent, de réaliser l’union de Krishna et de Râdhâ, de Çiva et de Çakti, d’Upâya et de Prajnâ. ’