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Histoire de la Philosophie - La Philosophie Byzantine

Léonce de Byzance (ca 475-542/43 ap. J.-C.)

Basile Tatakis

mercredi 26 septembre 2007

Extrait de « Histoire de la Philosophie », Fascicule supplémentaire - La Philosophie Byzantine, de Basile Tatakis

Le pivot de toute la pensée de Léonce est le problème christologique. Notre auteur prit sur lui de concilier la conception populaire au sujet de Jésus et le dogme énoncé par la synode de Chalcédoine sur le même sujet, et de prouver que toutes les hérésies concernant la personne de Jésus ne sont que des erreurs stupides et impies. Ainsi par exemple les incorrupticolae voulaient que le corps de Jésus fût incorruptible comme son âme. Infiniment plus spirituelle est la conception de l’orthodoxie que Léonce leur oppose. Jésus, dit-il, en tant qu’esprit est Dieu, en tant qu’homme il est homme. Au fond de la discussion christologique il faut sans doute voir le problème du rapprochement de Dieu et de l’homme. L’incarnation en donnait la solution. Les hérétiques, ainsi que les païens et les Hébreux ne pouvaient pas saisir cette incarnation du divin, cette divinisation de l’humain. Le Dieu-homme restait pour eux un scandale inconcevable. Avec quelle ardeur Léonce n’essaye-t-il pas de rappeler les hérétiques dans le droit chemin, tout en aplanissant pour eux le chemin du retour à l’Église ! En vain s’efforce-t-il de lever les difficultés que la raison opposait aux hérétiques dans le domaine théologique. Entre eux, — les nestoriens et les monophysites surtout —, et lui il y avait tout un abîme. Les hérétiques ne se sentent pas embarrassés par la révélation ; ils ne cherchent, semble-t-il, que l’harmonie de la raison dans la formulation de leur pensée ; ils sont des rationalistes décidés. Le péché grave de la pensée humaine que la nouvelle religion était venue dénoncer, le voilà de nouveau en son sein. Léonce, au contraire, ainsi que tous les orthodoxes, ne veut à aucun prix, s’éloigner de la révélation ; il ne tient qu’à interpréter et à approfondir la parole divine. Léonce sut exposer ses propres idées et celles de ses prédécesseurs d’une manière très cohérente et très systématique. D’où vient, se demande-t-il, la confusion des hérétiques et leur impossibilité de saisir la nature de Jésus ? La cause, dit-il, est dans les termes employés. Les hérétiques ne se sont pas donné la peine, avant de procéder au développement du sujet, d’établir d’une manière exacte, précise, indubitable, toujours la même, le sens des termes fondamentaux. Léonce y procède avec une rigueur syllogistique surprenante, qui fait que ses écrits nous rappellent vivement Aristote, tant par la précision que par la manière de poser le problème, de le délimiter, de le discuter avec son adversaire et de procéder à son développement. Et tout ceci, nous dit-il, par un pur amour de la vérité, dont il veut contempler le visage d’or, le plus digne d’être aimé. Il fallait, lui disait-on, qu’il mette par écrit ses pensées ; ses écrits pourraient être un remède contre l’oubli, un réchauffement pour la mémoire, une récréation qui défie le temps. Un passage très significatif nous donne des renseignements précieux sur son attitude philosophique. « La simple, dit-il, et globale impression (hepibole) des objets provoque en nous une notion générale mais non claire. La division que nous en faisons par la pensée nous conduit à la connaissance claire des éléments constitutifs des objets. Continuer, après la première division, la subdivision des parties en leurs parties est œuvre digne de risée. Car on sera forcé de poursuivre la recherche à l’infini ». En ce qui concerne le corps humain, par exemple, le terme chair suffit pour en désigner les parties, les vrais chrétiens n’aiment pas à se livrer à des analyses, technologein ; aux sceptiques de faire des subdivisions ; recherche superflue, technologie difficile à suivre pour le peuple. Quant à saisir l’ineffable et inintelligible union, — il s’agit de l’union des deux natures en Jésus —, ceci est œuvre de la foi seule et de la parole divine, parole non pas en mots prononcés, mais saisie par illumination intérieure à l’intelligence, à le rendre clair et à initier les élus par des didascalies sans mots. Nous avons donc deux méthodes pour saisir la vérité. L’une prescrit que l’intelligence doit rester philosophique, s’arrêter aux grandes et premières lignes ; elle ne se permettra pas de se plonger dans l’océan, dans l’abîme sans issue des détails. La pensée ne doit pas se suicider. Il faut, en outre, prendre soin de donner au terme employé le sens exact et propre au point de vue sous lequel on se place, étant donné que tout terme peut être dit soit absolument, soit relativement. Ainsi, par exemple, les termes parfait et imparfait, d’après Grégoire de Nysse et Cyrille d’Alexandrie peuvent avoir un sens absolu ou un sens relatif. Jésus est imparfait s’il est pris soit absolument comme Dieu, soit simplement comme homme. Alors que le Verbe est parfait, ainsi que l’âme humaine, en tant qu’être. Mais ce même Verbe ne fait pas un Jésus parfait, si l’humanité ne s’y ajoute pas ; de même l’âme sans le corps ne fait pas un homme parfait. Dans un ordre de pensée analogue, quand on applique le nombre deux à Jésus, ce n’est pas qu’il y ait deux Jésus, comme les hérétiques le reprochaient aux orthodoxes. Car il ne faut pas entendre le nombre deux du point de vue de la quantité. Jésus est un en tant qu’individu et deux en tant que nature. C’est en ce sens qu’Aristote disait de la matière et de la forme qu’elles sont une quant au nombre et deux quant à l’espèce. Il n’y a pas de contradiction, si à la même chose nous appliquons l’un et le deux, puisque chacun est vrai sous un autre point de vue et dans un autre sens. Il y a plus. Qu’expriment en effet les mots désignant des objets ? D’une part, ils ne sont pas emportés par « les lieux et les temps », puisqu’ils énoncent les raisons essentielles des choses. Mais, d’autre part, tout terme se rapporte à l’objet présent, non pas à celui, qui, le moment d’après, en sortira. Sans ces conditions aucun des objets n’admettrait un terme substantiel désignant sa quiddité, du moment qu’aucun ne persiste dans son être, puisque tous les objets de ce monde de génération et de corruption sont sujets à un perpétuel devenir. De même toutes les substances logiques, recevant le plus et le moins, sont considérés en mouvement. Rester dans les mêmes conditions n’est pas le propre de la nature créée. Le « Toi, tu es identique à toi-même » est un attribut propre à Dieu seul. Nous voyons posée ici clairement l’identification de Dieu et de l’être ; cette identification qui est à la base de la métaphysique chrétienne la distingue de la façon la plus nette de la métaphysique antérieure ; d’elle découlent tous les attributs de Dieu et c’est elle qui conféré à tout l’univers sa couleur chrétienne. Remarquons encore que la pensée de Léonce à propos des termes est nettement nominaliste. Quant à l’illumination elle n’est pas, à proprement parler, une seconde méthode. Elle est un don divin. La lumière divine, en nous illuminant sans mots et paroles, nous rend capables de saisir des vérités, auxquelles notre intelligence seule ne peut pas atteindre. Ainsi l’homme, à l’aide de Dieu, devient supérieur à lui-même et est appelé à de vastes horizons de contemplation.