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La Présence Totale
Lavelle : La Présence Totale - Introduction
Louis Lavelle
jeudi 28 août 2014
Extrait de « La Présence Totale »
Dira-t-on que c’est par une extrapolation illégitime que nous dépassons la correspondance actuelle de telle opération et de telle donnée, que rien ne nous autorise à poser un acte parfait qui résorbe en lui toutes les données, et que cet acte premier ne peut être rien de plus, à l’égard de notre propre conscience, qu’un acte de foi ? Mais nous sommes ici au delà de toutes les oppositions que l’on peut établir entre l’expérience, la raison et la foi, au foyer même d’où elles jaillissent. C’est en lui que la conscience se constitue en découvrant à la fois l’indivisibilité de l’acte qui la fait être et l’extériorité de toutes les données qui n’ont point de subsistance par soi et supposent toujours une relation avec un acte limité et empêché ; en créant elle-même un trait d’union entre ces deux’ infinités de la source où elle s’alimente et de l’objet vers lequel elle tend ; en : rendant possible et en réalisant la communion de tous les êtres particuliers dans l’unité du même univers, et la solidarité de tous les phénomènes dans l’unité de la même pensée ; en retrouvant la présence actuelle et inévitable de la totalité de l’être en chaque instant et en chaque point. Et l’on conçoit volontiers que cet acte universel, dont nous parlons, mérite d’être nommé un acte de foi, s’il est vrai qu’il ne peut jamais devenir un pur objet de connaissance, qu’il dépasse toujours tout ce qui nous est donné, qu’il n’est jamais saisi que par notre volonté de consentir à coopérer avec lui, de telle sorte que, bien qu’il soit lui-même la condition de tout ce qui peut être posé, il ne peut être posé en nous et par nous qu’à proportion de notre propre puissance d’affirmation et qu’il mesure toujours l’élan, l’ardeur ou la défaillance de notre attention, de notre générosité et de notre amour.
Nous savons toutes les réserves et toutes les suspicions que fera naître l’effort pour porter d’emblée la conscience au niveau de l’Etre. Mais, sans la conscience, nous ne serions rien de plus qu’un objet, c’est-à-dire que nous existerions seulement pour un autre, et comme une apparence dans sa propre conscience. Toutefois, il ne faut pas non plus considérer notre conscience personnelle comme la simple spectatrice d’un monde auquel elle demeurerait étrangère. Elle seule nous révèle notre être véritable, et, du même coup, le dedans de l’être total, avec lequel elle est consubstantielle et dans lequel elle nous oblige à pénétrer et à engager notre destinée. L’attitude phénoméniste est à la fois un refus de l’être et un refus d’être. Mais, grâce à la conscience, chacun de nous s’identifiant nécessairement avec l’acte intérieur qu’il accomplit, découvre, en l’accomplissant, le plus profond et le plus beau de tous les mystères qui est « d’être créé créateur ». Nous nous sentons exposé par là à l’accusation de panthéisme, précisément parce que nous ne voulons jamais rompre entre la partie et le Tout et que la partie elle-même, au moment où elle croit fonder son indépendance, ne peut y réussir, selon nous, que par une union plus étroite" avec le Tout dans lequel elle puise à la fois l’existence qui la supporte et la lumière qui l’éclairé. Mais l’on cherchera où est aujourd’hui le danger le plus grave pour le salut de la personne, si c’est de la livrer à la séparation et à tous les délices de l’amour de soi et du jugement propre, ou de chercher à l’assujettir dans une réalité infinie dont elle ne se sépare point sans retomber au néant, qui l’appelle à la vie, à condition qu’elle écoute sa voix et qu’elle y réponde avec docilité, et dont l’inépuisable abondance suscite, comble et surpasse toujours en elle la puissance même de désirer. On se rassurera sur ce point en voyant Lachelier lui-même consoler Boutroux qui avait encouru dans sa thèse le même reproché : « Votre conclusion était sans doute panthéistique » mais il me semble qu’on a bien tort aujourd’hui d’être si scrupuleux sur cet article ; ce qui est à redouter, ce n’est pas le panthéisme, mais c’est, sous le nom de positivisme, le pur phénoménisme qui ôte toute réalité à la nature, et à plus forte raison à Dieu, de telle sorte que, ce qui, de votre part, scandalise quelques-uns de vos juges, m’a, au contraire, édifié. » Et il ne craignait pas d’ajouter avec un beau et lucide courage : « Je continue à voir, comme Malebranche, toutes choses dans l’absolu, mais dans un absolu immanent et identique à la raison. » Pourtant il nous semble que nous devrions être à l’abri de tout soupçon de panthéisme et même que notre doctrine pourrait être regardée, en un certain sens, comme l’inverse de ce panthéisme objectif dans lequel, la loi du Tout régnant nécessairement dans les parties, les idées mêmes de Tout et de parties se trouvent abolies. Car, bien que les parties ne puissent exister sans le Tout ni hors du Tout, elles doivent recevoir elles-mêmes une certaine indépendance, si l’on veut qu’elles coopèrent avec lui et qu’elles tiennent de lui une existence et une puissance, qui pourtant leur est propre. Or, comment n’en serait-il pas ainsi lorsque l’être total est défini comme un acte sans limitation, ou, en d’autres termes, comme une liberté pure ? Toute création est pour lui une communication de son être même, c’est-à-dire qu’il ne peut créer que des libertés. Il ne peut appeler à l’être que des êtres qu’il appelle à se faire. Mais il ne leur manque lui-même jamais : et, bien que chacun d’eux paraisse à chaque instant sortir du néant, et prêt à y retomber, c’est dans le Tout qu’il s’établit, et le Tout ne cesse jamais de lui fournir. Ainsi, on comprend que chaque conscience se heurte en tout instant à sa propre limitation, mais qu’en tout instant elle doit faire effort pour la surmonter ; elle trouve en elle un abîme de misère dès qu’elle se sent réduite à ses seules forces, et la joie d’une délivrance dès qu’elle reconnaît dans son œuvre la plus menue une juste participation à la fécondité de l’action créatrice : et il n’y a pas de joie en elle qui ne soit gonflée de toutes les souffrances qu’elle a acceptées et qu’elle a vaincues pour y parvenir.

